Aller au contenu principal

Des vulnérabilités à partager

Dossier

Une part de moi n’est jamais revenue du fait que Joan Didion a d’abord publié son article «On Self-Respect» dans le magazine Vogue, dont les pages vendent le rêve d’une vie aussi satinée qu’une publicité de Chanel. Malgré un titre trompeur, ce court texte ne donne pas de conseils de développement personnel. «On Self-Respect» revient cryptiquement sur la faiblesse morale des contemporain·es de l’autrice, et se termine par une menace de disparition qui semble planer sur la lectrice autant que sur Didion elle-même. Il ne respecte pas les canevas usuels des magazines grand public. Et pourtant, il s’y trouve.

Cet exemple me vient souvent en tête lorsque je réfléchis aux différences de tons entre la non-fiction francophone et celle du sud de la frontière; plutôt, aux différences qui ont longtemps existé. Aux États-Unis, la non-fiction fait partie du décor depuis plusieurs décennies. De grands auteur·rices – David Foster Wallace, Hunter S. Thompson, Leslie Jamison, Ta-Nehisi Coates, Roxane Gay – ont été payé·es par Esquire ou Vanity Fair pour écrire des reportages sur des sujets loufoques ou sérieux, des vedettes du rock ou des phénomènes de société nouveaux; des briques tout à fait respectables dans leur édifice littéraire personnel. Peu d’écrivain·es ici ou en France ont publié dans un tel contexte, où l’horizon d’attente du lectorat du magazine s’inscrivait forcément dans la commande qui leur était passée. Cela explique peut-être pourquoi, jusqu’à récemment, l’équivalent de la non-fiction américaine n’existait pas vraiment du côté francophone. Les essais et explorations personnelles étaient souvent plus abstraits, moins narratifs, plus empreints de considérations philosophiques et de références au canon littéraire occidental: moins pop, davantage destinés aux happy few.

Mais quelque chose s’est transformé depuis dix ans. Arrivée à la non-fiction américaine à une époque où ce genre me semblait peu connu autour de moi, je constate désormais que je n’étais vraiment pas la seule au Québec qui lisait Didion. Des revues comme Liberté et Nouveau Projet, ou des collections comme les «Documents» d’Atelier 10 et les ouvrages collectifs de Remue-ménage, ont permis à des plumes, celles de Fanny Britt, de Daphné B., de Camille Toffoli, de Pattie O’Green, pour ne nommer qu’elles, de trouver leur ancrage. Même si aucun·e écrivain·e ne s’achètera un chalet en publiant un reportage littéraire dans Liberté, même si les conditions matérielles ne sont pas comparables à celles qui prévalaient aux États-Unis, il existe une communauté de réception pour ceux et celles qui jouent sur ce terrain. Elle était en gestation depuis longtemps, sa venue s’est accélérée grâce à internet, aux blogues, aux articles du New Yorker accessibles en un clic. Ces écrits ont amené avec eux leur rapport désinvolte aux tonalités et aux genres. Les écrivain·es québécois·es que j’ai évoqué·es plus tôt citent abondamment les Américain·es: il ne fait pas de doute que leurs livres se rendent jusqu’ici.

J’ai qualifié de «pop» la non-fiction américaine, et pourtant, ce terme me semble évoquer une écriture plaisante et digeste comme un article d’Urbania, rejetant les réflexions complexes ou théoriques. Les références mobilisées dans The Argonauts de Maggie Nelson, qui cite Julia Kristeva comme Monique Wittig, ne sont pourtant pas les plus faciles. Néanmoins, traduit au Québec, cet essai ici s’est imposé comme une référence sur la maternité queer. De même, pour explorer le monde des cosmétiques, Maquillée de Daphné B. convoque Georges Bataille, Luce Irigaray et Jacques Derrida, autant que Kylie Jenner et Grimes.

La non-fiction fait un usage indiscriminé des outils des littéraires: la maîtrise narrative autant que le savoir théorique, mais aussi l’ambiguïté, le mystère, le jeu. Les cultural studies anglophones, qui trouvent de multiples héritier·ères à l’UQAM et à Concordia, ont montré que même les objets les plus honteux de la Kulturindustrie nous révèlent quelque chose du monde et, surtout, nous révèlent à nous-mêmes, si nous sommes attentif·ves aux effets qu’ils provoquent en nous. Les préoccupations personnelles, les lectures costaudes, les émissions de télévision et les rencontres fortuites s’entremêlent pour former la matière de l’œuvre.

Côté Fournier

La mise à mal des anciennes hiérarchies des sujets permet aussi à l’écrivain·e d’exploiter le rire, la ruse et l’autodérision. Les disciples du New Journalism ont, depuis leurs mésaventures à Las Vegas ou lors de croisières de luxe, utilisé le ridicule et le malaise dans leurs reportages anthropologico-burlesques. Pattie O’Green, relatant dans Manifeste céleste ses déboires amoureux auprès d’un «fuckboy spirituel» particulièrement charmant, pour mieux décrire grâce à eux les rapports patriarcaux de domination du territoire, me semble s’inscrire dans la lignée de ces œuvres. Cet humour n’est donc pas synonyme de légèreté ou, en tout cas, ne se limite pas à ça. Pour moi, la non-fiction américaine est le vecteur d’une vulnérabilité assumée de l’écrivain·e, qui passe par le refus de donner au public la meilleure image possible de soi. Cette vulnérabilité est mise au service d’un projet d’exploration où rien n’est interdit, ni le langage soutenu, ni la vulgarité, ni le savant, ni le banal, parce que toutes ces catégories participent à former l’auteur·rice.

L’influence américaine vient de là, pour moi: faire de nos vies, de chacune de nos passions, coupables ou non, dignes ou non, l’occasion d’une déconstruction et d’une reconstruction, un lieu où examiner comment la société nous a traversé·es; l’occasion aussi d’essayer de la transformer à notre tour.

 


Laurence Côté-Fournier enseigne la littérature au Cégep du Vieux Montréal et collabore à plusieurs revues, dont Liberté, Spirale et Tristesse. Elle est membre du comité éditorial de Nouveau Projet.

Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF