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Des bouchées de Chloé

Nouvelle

Photo : Alain Lefort

Photo : Alain Lefort

 

Ma mère m’appelait «bébé popotte»; contrairement à plusieurs enfants, je n’ai jamais fait la fine bouche. J’avalais goulûment ce qu’on me préparait, le veau écrasé, les fruits en compote, les yogourts maison. Assise dans la chaise haute, j’agrippais la cuillère qu’on me tendait pour la diriger directement dans ma bouche. Je ne voulais pas perdre une miette. Aujourd’hui encore j’aime la nourriture avec une ferveur extatique, qui s’approche de la frénésie. Ma voracité est patente pour quiconque me connaît. Au restaurant, mes amis appellent mes bouchées des bouchées de Chloé. Je termine le contenu de mes assiettes avant tout le monde, je mange beaucoup et j’en voudrais toujours plus.

À l’âge où je développais cette passion pour la nourriture, vers deux ou trois ans, pendant que ma grand-mère me regardait manger, je me suis étouffée. J’ai eu le temps de devenir bleutée avant qu’elle ne me brasse suffisamment pour que je crache le morceau qui entravait ma respiration. Déjà s’enracinait à l’intérieur de moi l’idée qu’aimer manger comme je le faisais pouvait me tuer. Quelques mois plus tard, ma mère m’a laissée seule une minute. J’en ai profité pour boire le savon à vaisselle rangé sous l’évier. Igloo igloo igloo, presque tout avalé. Quelques instants plus tard, quand je suis allée parler à ma mère, en même temps que mon babil sont sorties de ma bouche des bulles de savon qui ont tournoyé quelques instants au-dessus de moi avant d’éclater. Ma mère m’a tout fait régurgiter en enfonçant ses doigts au fond de ma gorge.

Plus tard je n’ai plus eu besoin des doigts de ma mère pour me guérir de ma gourmandise, plus tard comme beaucoup d’adolescentes je me suis mise à quatre pattes devant le bol de toilette et c’était avec mon propre index, mon propre majeur que je me chatouillais la luette pour évacuer la nourriture mangée en trop. Je mangeais pour me désennuyer, mais ensuite mes cuisses grossissaient, ça m’embêtait. Pour remplir les trop longues journées, je lisais des livres, beaucoup de livres, je lisais avec la même ardeur que je bouffais, pourtant rien ne semblait me remplir assez fort pour que j’arrive à satiété. Alors j’ai essayé les troubles alimentaires comme on essaie une robe: ça ne m’allait pas très bien. Élève appliquée, je m’efforçais d’être anorexique, d’être boulimique, en alignant mes comportements sur les critères du DSM-III qui appartenait à ma mère psychologue. J’étudiais aussi les témoignages de filles anorexiques sur internet; je trouvais ces filles plus créatives que moi. Comme elles, j’essayais d’éplucher mes raisins pour qu’ils ne contiennent presque plus de calories. De me brosser les dents, de croquer des glaçons pour faire croire à mon système qu’il était alimenté quand je sautais rageusement des repas.

Reste qu’à l’école des troubles alimentaires, je me trouvais moyenne, voire médiocre. Je ne réussissais jamais à être assez maigre pour que ce soit alarmant, et je m’en voulais lorsque je faiblissais et revenais à mon amour du gavage pour me remplir de profiteroles ou de pain brioché. Trop gourmande pour être une bonne anorexique et trop névrosée pour ne pas me faire dégueuler... Décidément, j’échouais sur tous les plans. Mes parents sont d’ailleurs tombés des nues quand, essoufflée, je me suis présentée à l’urgence psychiatrique: leur étonnement m’a semblé la preuve que je n’étais pas une malade bien convaincante. Je sentais confusément que j’aurais dû mieux m’appliquer pour devenir une bonne anorexique, je me disais que les bonnes anorexiques arrivent à en crever alors que je restais vivante, bien vivante. Même pas particulièrement chétive.

Quelques fois, j’ai cru de manière aigüe que j’allais mourir, bien davantage que lorsque je m’essayais aux troubles alimentaires: au Brésil, j’ai perdu pied lors d’un trek où on faisait de l’escalade sauvage. Retenue par aucune corde de sécurité, j’ai déboulé le long des roches jusqu’à ce qu’on finisse par me rattraper. J’en ai été quitte pour une cheville tordue. Une autre fois, j’ai essayé de me pendre avec le cordon de ma robe de chambre, la corde étant trop mince, je devais bien me douter qu’elle n’allait pas tenir le coup..., elle a cassé dès que j’ai sauté en bas de la chaise. Et puis il y a eu cet accident de ski alpin, j’allais trop vite, je suis sortie des pistes balisées, j’ai défoncé la clôture de plastique orange et je suis tombée en bas d’une falaise. Une heure plus tard, avec beaucoup de précautions, des ambulanciers sont venus me chercher, me hissant sur une civière. Je m’étais évanouie. On m’a dit que si j’étais tombée quelques centimètres plus à droite, je me serais empalée sur une roche pointue. Je n’ai pourtant rien eu, sauf du mal à marcher pendant quelques jours. Contusions internes. La soirée même, à l’hôpital où j’avais été conduite, ma mère m’a apporté trois beignes pour me réconforter, deux au sucre et un glacé au chocolat. Soyez gentil et vous aurez du dessert, passez proche de crever et allez directement aux joies gustatives; faites comme d’habitude, mademoiselle, jouez avec la mort et empiffrez-vous, semblaient me dire les lignes de la main avec laquelle j’ai saisi les beignes pour les manger coup sur coup. Et c’est lorsque le sugar rush a embarqué que j’ai réalisé que j’étais bien vivante. ♦

 


Chloé Savoie-Bernard a publié Des femmes savantes (2016) et Royaume scotch tape (2015). Elle a toujours vécu à Montréal, où elle rédige une thèse sur la poésie féministe québécoise 

Alain Lefort est photographe et portraitiste  Il collabore régulièrement à LQ  [alainlefort com]

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