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Dépoussiérer

À l’image de marques de doigts laissées sur des vitres sales, Figurine, d’Annie Goulet, trace les contours de la disparition.

Novella

À l’image de marques de doigts laissées sur des vitres sales, Figurine, d’Annie Goulet, trace les contours de la disparition.

Avant de commencer la lecture de la novella d’Annie Goulet, le mot «figurine» m’évoquait les jeux d’enfants, les maisons de poupée, Barbie, Playmobil, Polly Pocket et autres. Tous ces petits humains-babioles confectionnés à l’usage de l’imaginaire enfantin, grâce auxquels nous avons peut-être, durant de longs après-midis, projeté nos désirs d’aventures, de passions amoureuses, de vie d’adulte. Figurine ne nous parle pas de ces jeux ni de ce tout-possible et du temps infini de l’imagination. Le récit concerne plutôt la fatalité d’un réel où on ne joue plus depuis longtemps et où la figure des gens et des choses que l’on rencontre a une allure plastifiée, artificielle, et se révèle comme «ersatz[,] […] caricature, bricolage, insensé du monde».

La poussière retombe

Le récit débute avec la fin des temps. La catastrophe a déjà eu lieu lorsque l’histoire commence. Une violente tempête, une «bombe météo», s’est abattue sur Montréal, plongeant les habitants dans une ambiance d’apocalypse. Montréal, ensevelie sous la poussière et les débris, paralysée par les dommages, semble avoir été ciblée, tandis qu’à l’extérieur de l’île, villes et villages ont été épargnés: «Contrairement à la confusion qu’elle provoque chez les vivants, la tempête, elle, est nette, solide, géométrique.» Ainsi, une cartographie est tracée: Montréal est une ville maudite, un espace qui, à la manière d’une sordide maison de poupée, a la consistance d’un décor en carton-pâte: «Son appartement est trop encombré, saturé, ce qui ajoute à la sensation d’étouffement. Depuis cinq ans, les choses s’y accumulent, et il a fini par perdre toute autre fonction que celle de les contenir. Le lieu est en quelque sorte invisible.» C’est un espace qui condamne les gens — et Violaine, la protago-niste — à l’enfermement: «[N’]apparaît à l’œil que le parcours essentiel de sa locataire, du lit à la douche, à la cafetière, à la porte d’entrée: une ligne brisée sur une surface jonchée d’objets.»

Dans ce «décor de film de zombies», l’inquiétude et la frénésie sont prégnantes. Si la poussière et les débris se sont infiltrés par les fenêtres laissées ouvertes, «[l]es portes se referment derrière le[s] consciences agitées». Les troubles météorologiques reflètent la confusion psychologique des personnages, à l’exception de Violaine, préoccupée par un événement plus particulier, mais tout aussi inusité. Alors que les appareils mécaniques et électroniques ne sont plus fonctionnels, Violaine reçoit un appel étrange de Zoé, une amie d’enfance avec qui elle avait perdu contact en raison d’une vieille rancune et qui lui demande de recueillir son chat:

Sa voix au téléphone, mêlée au grésillement extraterrestre qui hante depuis la tempête toutes les télécommunications, a résonné longtemps dans la tête de Violaine comme la seule information de laquelle déduire toutes les autres.

Activité paranormale

L’étrangeté, qui prend dans l’imaginaire l’aspect de monstres, de zombies ou d’extraterrestres, est rapprochée dans ce récit de Goulet du rapport que l’on entretient au passé, aux revenants de l’enfance, à la hantise des souvenirs, aux amitiés mortes, aux amours disparues. À l’inverse d’un univers dystopique, Figurine propose un geste à rebours de l’anticipation du récit apocalyptique et nous ramène à une autre fin du monde: la fin de l’enfance, celle que viennent signaler l’adolescence et l’effraction de la sexualité, les promesses d’éternité, l’hypocrisie parentale et les premières infidélités. C’est peut-être parce que Goulet réussit à capter ces rémanences sentimentales qu’en lisant son livre, me sont venus en tête les souvenirs vagues des premiers romans d’amour et d’horreur que j’ai lus dans ma jeunesse, ceux de Marie-Francine Hébert ou de Denis Côté.

Ainsi, lorsque le cours normal des choses s’interrompt, un autre espace-temps s’ouvre, et c’est dans cette enclave paranormale que s’ancre l’écriture de Goulet: une écriture précise, rapide, sans complaisance, qui se colle à la fulgurance des fantaisies que l’on se construit lorsqu’on est jeune, lorsqu’on est une jeune femme. Si Violaine, dans son enfance, s’est «persuadée qu [’elle] pourrai[t] déplacer des objets par la pensée», le style de Goulet obéit au fantasme d’une écriture télékinétique. Contre la rigidité du destin et les sanctions du temps passé, l’autrice joue habilement de ce pouvoir dans la distance, redonnant de la mobilité aux êtres et aux objets que l’on croit inaccessibles. Mettant en œuvre divers jeux de focalisation, Goulet offre aux lectrices et lecteurs une perspective modulable, nous situant dans l’histoire comme devant une maison de poupée, comme si nous regardions à travers le toit, la porte, la fenêtre, au ras du sol…

Figurine est une curieuse invitation à retrouver nos univers poussiéreux, à dérouler leurs volutes.

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Annie Goulet
Montréal, Del Busso
2019, 104 p., 19.95 $