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De l’importance d’une culture de la littérature jeunesse

De l’importance d’une culture de la littérature jeunesse

Dominique et Marie Demers écrivent pour les jeunes et les adultes. Elles jugent que la littérature jeunesse devrait davantage être enseignée à l’université, notamment au regard de leurs grandes qualités littéraires, trop peu reconnues.

Dossier

Dominique et Marie Demers écrivent pour les jeunes et les adultes. Elles jugent que la littérature jeunesse devrait davantage être enseignée à l’université, notamment au regard de leurs grandes qualités littéraires, trop peu reconnues.

Dominique Demers : Pourquoi est-ce que la littérature jeunesse est si peu enseignée ? Parce qu’on hésite encore à reconnaître que c’est littéraire.

Marie Demers : Dès qu’un auteur s’engage à respecter certains formats ou à s’adresser à un lectorat en particulier, il se voit déclassé. Mais ce n’est pas parce qu’on écrit pour les enfants ou pour les ados qu’on est davantage assujetti à des formules toutes faites et commerciales. Il y a de tout en littérature jeunesse : des grandes œuvres, des œuvres mineures, de la très pop, du plus littéraire.

D.D. : Ce n’est pas un genre, mais un vaste champ littéraire extrêmement complexe et fécond avec son histoire, ses courants, ses œuvres phares.

M.D. : Quand j’ai été auxiliaire pour le cours « Histoire de la littérature jeunesse » à l’Université de Montréal, j’ai découvert à mon grand désarroi qu’une des premières choses qu’on enseignait aux étudiants, c’était le degré de littérarité d’une œuvre. On leur expliquait que des albums jeunesse avec très peu de texte, un vocabulaire simple et beaucoup d’images sont peu littéraires. Ça m’avait rendue mal à l’aise. On ne peut pas évaluer la littérarité d’une œuvre sans tenir compte de ses spécificités. On ne peut donc pas évaluer un album jeunesse sans analyser le rapport à l’image ou au lectorat visé.

D.D. : Tu me fais penser à un album amusant : Les orteils n’ont pas de nom (Jean Leroy, Matthieu Maudet, L’école des loisirs, 2010). Une poignée de mots, mais un concept génial magistralement rendu, en texte et en images. J’aurais voulu l’écrire ! Ce n’est pas un simple petit livre charmant, c’est une œuvre littéraire de grande qualité.

M.D. : Ah j’adore ce livre ! Les contraintes littéraires, on peut tout aussi bien les envisager comme des moteurs de création. Raymond Queneau prétendait que ceux qui écrivent en suivant un certain nombre de règles sont plus libres que ceux qui se laissent guider par leur penchant naturel, sans savoir qu’ils obéissent à des contraintes insoupçonnées.

D.D. : La littérature jeunesse est apparue en lien avec le concept d’enfance. Écrire sans réfléchir au lectorat, et donc à la réception, constitue un non-sens en littérature jeunesse.

M.D. : Michel Tournier se disait particulièrement fier de ses romans jeunesse. Il écrivait toujours avec un idéal de brièveté, de limpidité et de proximité du concret. Lorsqu’il approchait cet idéal, il considérait alors que son texte était si bon que même les enfants pouvaient le lire.

D.D. : Oui. La littérature jeunesse impose un défi d’écriture qui est le même que pour tout grand projet littéraire, mais avec une contrainte supplémentaire : elle doit s’adresser à un petit humain dont les fantasmes et les sensibilités, les peurs et l’humour, la compréhension même du monde sont différents. Cette contrainte peut s’avérer extrêmement créative. La littérature jeunesse, lorsqu’elle est réussie, atteint une glorieuse alchimie d’art et d’enfance.

M.D. : Raison de plus pour insister sur le fait qu’il est absolument choquant que la discipline soit si peu enseignée. Il n’y a aucun professeur spécialisé en littérature jeunesse au Département de littératures de langue française à l’Université de Montréal. Les profs qui sont le plus près du sujet se retrouvent à enseigner en didactique.

D.D. : Plusieurs profils devraient inclure au moins un cours obligatoire en littérature jeunesse. J’ai enseigné plus de quinze ans à l’Université du Québec à Montréal et donné une dizaine de différents cours en littérature jeunesse. Il existait alors un certificat en littérature jeunesse qui a été aboli. C’était une grave erreur.

M.D. : J’ai fait ma petite enquête pour connaître la raison de sa disparition. On m’a dit qu’il n’y avait pas assez d’étudiants inscrits…

D.D. : Faux ! Il manquait de professeur·es spécialisé·es en la matière, et de collègues qui croient en l’importance de cette littérature.

M.D. : C’est drôle parce que quand j’ai cherché un directeur pour ma thèse, qui aborde entre autres les enjeux de la littérature pour adolescents et de la segmentation croissante des lectorats, aucun professeur ne pouvait me diriger. J’ai accumulé les refus jusqu’à ce que l’un d’eux me prenne sous son aile, même si ce n’était pas vraiment son créneau. Il fallait bien qu’on me désigne un directeur de thèse puisque j’avais été admise au doctorat !

D.D. : J’ai eu le même problème… il y a vingt-cinq ans !

M.D. : Et après, on se demande pourquoi les universitaires sont accusés d’être déconnectés de la réalité… Un livre sur trois vendu au Québec est un livre jeunesse ! Mais l’espace qu’il occupe à l’université est dérisoire.

Duo Demers

D.D. : En effet ! Si seulement plus d’universitaires connaissaient mieux cette littérature… Ceux qui la dénigrent ne l’ont pas lue. Je reste émerveillée par l’extraordinaire pouvoir des livres pour la jeunesse et j’ai réussi à convertir plus d’un sceptique en lisant simplement un de ces textes à haute voix. Les œuvres parlent d’elles-mêmes. À condition de les ouvrir…

M.D. : Ça me fait penser aux sorties de Jean Barbe à propos de la littérature jeunesse. Selon lui, ces auteurs sont des « travailleurs culturels œuvrant au sein d’une industrie ». Il insinue que la littérature jeunesse appauvrit le vocabulaire des enfants, tout en sonnant — à tort — le glas du passé simple et en s’insurgeant contre l’usage du présent de l’indicatif. À croire que le temps de verbe détermine la qualité d’une œuvre ! Et que la littérature pour enfants contribue à l’illettrisme ! C’est ridicule.

D.D. : Trop d’intellectuels s’octroient le droit de dénigrer la littérature jeunesse sans la connaître. Il faut que ça change parce que cette littérature participe désormais de manière incontournable à la création d’une société de lecteurs et de lectrices. On manque le bateau en la boudant.

M.D. : Faut dire aussi que c’est un domaine littéraire particu-lièrement investi par les femmes, en comparaison, par exemple, de la littérature dite générale… Alors pas très étonnant…

D.D. : Tu te souviens, l’an dernier, lorsque j’ai réuni mes vieux manuscrits pour en faire don à Bibliothèque et Archives Canada ? J’en ai profité pour léguer des syllabus et des notes des cours que j’ai donnés. À mes yeux, c’est tout aussi précieux. Je crois que l’université doit célébrer les œuvres, pas seulement les décortiquer. Et elle doit viser toutes les facettes de cette littérature. Ce que les livres pour enfants nous disent sur notre société et sur notre relation à l’enfance, par exemple, est fascinant.

M.D. : Oui. Les psychologues et les sociologues s’intéressent à la littérature jeunesse… mais pas les littéraires, ou très peu. C’est dommage de devoir s’éloigner du texte pour se donner le droit d’en parler.

D.D. : En effet. D’ailleurs tout ce qu’on étudie en littérature vaut aussi pour la littérature jeunesse : les questions de narratologie, de réception, de poétique… Pourquoi s’en priver ? On aime répéter que la littérature jeunesse a déjà obtenu ses lettres de noblesse et, de plus en plus, de grands écrivains se plaisent à écrire une œuvre pour la jeunesse. Mais la bataille est loin d’être gagnée.

M.D. : Ah, j’ai tellement un bon exemple. Le premier cours universitaire que j’ai donné était un atelier de création littéraire. Un collègue avait jeté un œil à mon plan de cours et, voyant qu’un des cinq textes de création demandés à mes étudiants incluait un texte jeunesse, il s’était exclamé : « Voyons donc, fais pas ça ! Si j’étais à la place de tes étudiants, je me révolterais ! » Comme si écrire pour la jeunesse était un crime universitaire. Un acte de création de bas étage.

D.D. : Quand j’étais à l’Université McGill, en 1978, j’ai dû défendre devant plusieurs profs mon idée de travailler sur Le Petit Prince. Ma question était de savoir s’il s’agissait d’une œuvre pour enfants ou pour adultes. Je me suis fait répondre que Le Petit Prince n’était pas de la littérature. Jusqu’à ce que François Ricard accepte ma proposition !

M.D. : Heureusement. La question est tout à fait légitime et intéressante !

D.D. : Je trouve très triste aussi que l’album soit si peu enseigné. Il y a tellement de cours passionnants à monter sur le sujet. L’album est sans doute la forme d’art contemporain la plus méconnue au Québec, alors même que ses artistes jouissent d’une renommée internationale.

M.D. : La culture de la littérature jeunesse est incomprise et méconnue. Mais reste qu’elle doit absolument être transmise. C’est n’est pas parce qu’on aime Marguerite Yourcenar qu’on n’a pas le droit d’apprécier Nadja ou Élise Gravel.

D.D. : Quand j’étais critique littéraire jeunesse au Devoir, mes collègues me demandaient gentiment pourquoi je n’étais pas critique littéraire tout court. À leurs yeux, ayant fait mes preuves comme critique, je n’avais plus besoin de rester dans ce créneau particulier. Je devais leur expliquer que pour moi, la littérature jeunesse, ce n’est pas un tremplin, mais une finalité.

M.D. : Hum, c’est beau ça. La littérature jeunesse : « pas un tremplin, une finalité ». Tu pourrais devenir écrivaine !

D.D. : Espèce de nouille !

M.D. : Non, toi ! ♦

 

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