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Dans l'ombre des plus forts

Dossier

« En el corazón tenía
la espina de una pasión ;
logré arrancármela un día :
ya no siento el corazón. »

— Antonio Machado, Yo voy soñando caminos

J’ai habité différentes régions du Nouveau-Brunswick francophone. Je dis ça, mais peu importe où tu es, chez nous, t’es toujours en marge d’une quelconque majorité. La Péninsule acadienne est pratiquement le seul endroit où l’on peut vivre sans parler un mot d’anglais, et quand bien même…

La culture qui meublait mon univers a toujours été celle de l’Autre. À la télé, les jeunes jouaient dans les ruelles, et ça n’existait pas dans mon monde, les ruelles. Moi, quand je sortais, j’étais seule avec la nature au grand air. Il n’y avait qu’un petit garçon pas trop loin et je n’avais pas la permission de jouer avec lui parce qu’il n’était pas un bon garçon. Alors je traversais le champ pour jouer avec les vaches ou dans le grand jardin avec ma grand-mère.

Juste avant de commencer l’école, j’ai déménagé à moins de cent kilomètres de ma campagne natale, mais j’étais déjà celle qui venait d’ailleurs. Là, il y avait les Anglais tout près et bien qu’une enfant, j’ai compris assez vite que c’était eux les plus forts. Avant même le secondaire, je témoignais de la violence des affronts avec l’Autre.

À l’aube de l’adolescence, j’ai changé encore une fois de région, mais cette fois ce changement m’est arrivé comme une libération. On partait pour la grande ville, et là, il y aurait beaucoup de monde. Je pourrais me fondre dans la multitude. Je ne serais pas la seule venue d’ailleurs, même si le premier point à l’ordre du jour avec mes nouveaux amis serait de relaxer ma langue et d’adopter le chiac.

Dans la région de Moncton, le français était très chill et très peu de nos références culturelles provenaient de la langue de Molière. Une des stratégies de l’école pour nous encourager à embrasser nos racines francophones était d’interdire l’expression en anglais dans notre spectacle de variétés «La boîte à chansons». C’était tout un exploit de trouver des chansons qu’on pourrait interpréter en français sans avoir l’air trop loser. Une fois, on a osé défier le règlement avec Wish You Were Here pour honorer de récents amis suicidés et on a eu droit à une suspension d’une semaine.

La zone de confort culturelle de ma génération, à Moncton, c’était l’américanité. Mais même si l’américanité nous ressemblait, ce n’était pas nous: c’était l’Autre. Et si on embrassait la culture de l’autre, c’était plus par nécessité que par choix. Parce que même si les Acadiens sont résilients, ça use de toujours nager contre le courant. Notre identité est composée de remous, de mélanges et de petites ruses qui nous permettent de ne pas trop nous détester nous-mêmes, à force de toujours être tenu·es dans l’ombre des plus forts.

À l’âge de seize ans, j’ai rencontré un jeune homme qui vivait déjà dans le monde des adultes. Il venait tout juste de publier un recueil de poésie, ce qui m’impressionnait beaucoup. D’autant plus que son livre était écrit dans MA langue. Pas le français de nos voisins québécois, mal adapté à notre réalité marginale. Pas non plus la langue de notre bourreau, même si elle avait son rythme rock: sexy et provocateur. C’était un parfait mélange des mondes voisins-mais-pas-nous et ç’a été pour moi une puissante révélation de voir ma langue de tous les jours rendue légitime par l’acte de la publication.

C’est là que tout a commencé pour moi. Cette langue, c’était déjà de la poésie. Elle était à la fois fidèle et rebelle. Bohème, elle voyageait entre les mondes qui habitaient notre réalité immédiate. Permissive, elle me laissait librement jouer avec les niveaux de langue comme avec différents instruments. C’était une clé d’accès à un répertoire d’émotions, d’idées, de rêves, qui me laissait libre de construire une réalité à mon image. Ce n’est pas la langue dans laquelle je suis née, mais c’est celle d’une famille adoptive qui accueille malgré la différence.

Cet univers de rêves et de libertés a été une révélation si grande que je m’y suis construit une maison. Puis, sous la tutelle du très grand Gérald Leblanc, j’ai à mon tour eu la chance d’être publiée.

Dans cette maison, j’avais le vent dans les voiles. Je voguais entre les mondes: je me sentais invincible. J’ai donc fait mes pistes jusqu’à Montréal pour terminer mes études en littérature. Et c’est là que j’ai appris que je ne savais rien. Que ma langue était sale, incompréhensible, subalterne. C’était la première fois qu’elle m’enfermait plutôt que de me faire voyager.

Dire que c’est avec beaucoup de difficulté que j’ai appris «le bon français» est un euphémisme.

Mais je n’ai plus jamais réussi à écrire la poésie qui fait voyager.


Depuis 2002, Sarah Marylou Brideau a publié trois recueils de poésie (Perce-Neige, 2002 et 2005, puis Prise de parole, 2013) et collaboré à diverses revues, blogues et publications. Elle est titulaire d’une maîtrise en lettres de l’Université McGill. Elle vit le long de la grande rivière Petitcodiac et travaille actuellement dans le domaine du cinéma.

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