Aller au contenu principal

Créer en français dans ma région...

Dossier

C’est savoir que je ne connais pas les langues des premiers habitants de cette terre; celles des Ériés, des Tionontati, des Anishinaabes et des Mississaugas de New Credit.

C’est savoir que je vis dans un pays colonisateur, ce qui fait qu’aujourd’hui je parle le français et l’anglais.
C’est savoir que ma région colonisée est nommée Toronto, la ville reine, The 6ix, The 416, Hogtown, The Big Smoke, Tdot.

C’est savoir que nous pouvons choisir de dire Tkaronto; là où les arbres s’enracinent dans l’eau.

C’est savoir que cela fait dix-sept ans que j’ai quitté les plaines de la fransaskoisie et que je vis à Tkaronto. J’hésite à étiqueter une émotion sur ce constat car elle change avec l’heure.

C’est savoir que là où je suis, je continue à entendre des accents de toutes sortes et que mes oreilles s’en réjouissent.

C’est savoir que plusieurs de mes ami·es et collègues anglophones ne pourront pas lire ce que j’écris. Pas par manque d’intérêt; that’s just the way it is.

C’est savoir que mes ami·es et collègues qui peuvent me lire me liront avec une ténacité derrière leur soutien, car ils savent, comme moi, que le geste de créer en français demeure nécessaire, naturel, politique, créatif, amoureux.

C’est savoir que ma francophonie continuera pendant un certain temps d’être appelée niche, ce qui ne me déplaît pas complètement, mais lorsque le mot est utilisé dans le sens commercial, je sens que je ne survivrai pas si tout ce que je fais doit être monétisé.

C’est savoir que la mentalité de monétisation souille souvent celle de la nouvelle création parce que Hustle Baby. Si je n’arrive pas à payer mon loyer, je ne pourrai pas créer ici, chez moi, mais à force de me démener pour payer mon loyer, il ne me reste plus beaucoup de temps pour créer. Dilemme Tdot.

C’est savoir que malgré la rapidité de… tout, il faut y aller lentement, non? Sinon nous risquons de manquer les idées qui apparaissent seulement durant les points de suspension (que je me répète en dévalant les marches du métro).

C’est savoir que je peux aussi créer en anglais; «parfaitement bilingue» comme plusieurs dans ma région. Si «parfaits» que nous ne nous reconnaissons plus quand nous échangeons en anglais; parties sont les inflexions qui dévoilent notre francophonie; pour avoir si bien appris à l’école de théâtre comment placer l’emphase sur les «bonnes» syllabes.

C’est savoir que mes complices sont là et que nous nous reconnaissons comme celles et ceux qui perçoivent et créent de la même manière, mais pas trop quand même car la similarité n’approfondit pas nécessairement un propos.

C’est savoir que créer en français est un choix, toujours, même s’il est parfois involontaire. Créer dans Ma Langue veut dire faire une première passe en fran-glais ou à l’inverse, en glais-fran. Le ping-pong entre les deux langues m’étourdit et wap frap plaka; plus simple parfois d’écrire en onomatopées inventées.

C’est savoir que quand je n’ai pas la réponse en français, elle me sera peut-être dévoilée en anglais. Et vice versa.

C’est savoir que, peu importe la langue, créer est créer est croire dans l’invisibilité qui demande à se concrétiser. Ça me causerait sûrement moins d’insomnie de travailler avec le concret qui demande à rester concret: la toilette brisée veut quand même demeurer toilette.

C’est savoir que malgré tout, j’aime être où je suis, entourée d’artistes qui osent, eux aussi, créer. Parfois quand j’y pense, je me trouve si chanceuse que j’en suis estomaquée.

C’est savoir qu’«estomaquée» est un mot délicieux. Même si dans «estomaquée», se trouve le mot stomach, je ne peux pas l’utiliser en anglais. Dommage; pour eux. Mais quand je fais partie d’eux, c’est dommage pour nous tous. Je suppose qu’en anglais j’utiliserais stunned; un sous-délice. Ou flabbergasted; un choix délectable. Flabbergasté par contre, non merci. La hiérarchie des mots: plaisir arbitraire.

C’est savoir que si j’écris un texte en anglais, mais que j’ai absolument besoin d’utiliser le mot «estomaquée» et qu’aucune option traduite ne me plaît, c’est possible de faire le switch vers le français.

C’est savoir que je semble «savoir» quelques choses et que je continue à créer pour tenter de comprendre tout ce que je ne sais pas; ce qui est beaucoup; heureusement.

 


Originaire de la Saskatchewan, Marie-Claire Marcotte œuvre dans le milieu théâtral comme autrice, metteuse en scène et comédienne. Ses pièces Peau (prix Jeanne-Sabourin, prix Québec-Ontario – finaliste) et Flush (prix du Quartier des autrices et des auteurs – finaliste) sont éditées à L’Interligne. Elle adore entendre le pic-bois taper sur les arbres ainsi que le cri du huard.

Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF