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Corrosion

Nouveau joueur en édition jeunesse, Espoir en canne publie un premier recueil de poésie, consacré à l’univers inusité du heavy metal et de son influence à l’adolescence.

Poésie

Nouveau joueur en édition jeunesse, Espoir en canne publie un premier recueil de poésie, consacré à l’univers inusité du heavy metal et de son influence à l’adolescence.

Fabreville, 1986. J’ai dix ans et je suis fasciné par la chambre de mon cousin Daniel, dix-huit ans, au sous-sol chez mon oncle et ma tante. Je conserve aujourd’hui trois souvenirs de cet antre sombre : les murs recouverts d’une tapisserie noire qui montrait des astres du cosmos, une lava lamp et la collection de disques vinyles. J’y passe des heures à scruter les pochettes de disques : Mercyful Fate, Iron Maiden, Slayer, Black Sabbath, Voïvod. Ma vie change, et mon obsession pour la musique se profile.

Pierre Labrie est né en 1972, soit exactement à mi-chemin entre mon cousin et moi. Avec Trust, le prolifique poète et auteur pour la jeunesse relate sa découverte de l’univers sonore, visuel, puis textuel de la musique metal, un parcours très semblable au mien et à celui de milliers d’autres adolescents de l’époque. Si j’évoque l’influence de mon cousin sur ma relation, toujours vive, avec le metal, c’est qu’il a agi à titre de passeur pour moi, un rôle que Labrie se propose de jouer pour ses lecteurs. Or, ces derniers, si on se fie à la fiche du titre sur le site web de l’éditeur, seraient âgés de 14 ans et plus.

D’entrée de jeu on peut se demander si l’adolescent lambda d’aujourd’hui pourrait non seulement s’intéresser au livre, mais aussi s’y reconnaître. Sans avoir un parent amateur de metal et issu de la génération X ou à défaut de fréquenter une gang de polyvalente aux goûts esthétiques particulièrement nichés, je vois mal comment les très nombreuses références au metal de mes années adolescentes contenues dans le recueil (et répertoriées dans un inventaire de deux pages en fin d’ouvrage) pourraient être partagées par la jeune génération actuelle. En l’absence de cette encyclopédie mutuelle, il faudra donc compter strictement sur le texte, son propos, son émotion pour rejoindre son lectorat.

Distorsion

Les deux premières sections, intitulées « 70 » et « 80 » pour les décennies représentées (et ainsi de suite jusqu’à « 10 »), présentent un « je » à la personnalité introvertie, rongée d’insécurités : « moi, le gars gêné / qui ne comprenait pas / qu’une fille puisse s’intéresser à lui / avancer dans les essais erreurs / d’un pôle à l’autre / comme le commande l’adolescence / la maladresse ». Cette persona typique, presque cliché, est juste, mais ce qui l’est encore plus, à outrance, ce sont les listes de groupes et d’albums énumérés, si détaillées que je ne parviens pas à croire qu’elles pourraient produire du sens pour le non-initié. Et pour le lecteur de poésie adulte et raisonnablement familiarisé avec le genre metal, dont je suis certainement un représentant, ces mêmes énumérations paraîtront longues, anecdotiques et peu stimulantes sur le plan littéraire.

Je me suis ainsi tourné vers le propos principal, lequel s’est avéré décevant à plusieurs égards, à commencer par la langue, dont on comprend la volonté de modestie, lectorat oblige, mais qui est piquée de scories syntaxiques pour le moins désarmantes :

je savais que ce n’était pas rationnel
je savais qu’il y aurait bien
de quoi qui se présenterait

[extraits de paroles metal]
qu’à travers les tentations de déraper
de tout déraper
il y aurait bien un chemin qui s’ouvrirait
un chemin à emprunter
un chemin qui serait meilleur
comme si je connaissais
ce que pouvait être quelque chose de meilleur

Ailleurs, j’ai dû m’arrêter, perplexe, largué : « Soundgarden, Nirvana / Groovy Aardvark / encore des influences à prendre de ce côté/des influences à mettre en T%?$% &$% / des techniciens de son / qui ne comprenaient pas mon son ». Je crains hélas de n’avoir pas bien compris son son.

Une écriture fine pourra m’intéresser au sujet le plus éloigné de mes connaissances, mais une écriture laborieuse me tiendra résolument à l’écart. Le texte anglais d’une chanson composée en jeune âge, de même qu’un texte dramatique ayant servi de prémisse à un album concept jamais réalisé ne contribuent certainement pas à améliorer l’ensemble. Le recueil, heureusement pour le lecteur adulte, se termine par un long poème de qualité nettement supérieure… mais d’aucun intérêt, à mon avis, pour un adolescent. L’auteur médite sur l’importance de la « trace métal » dans sa vie, sur les circonstances qui façonnent l’identité d’une personne ; du bon Pierre Labrie, comme on peut en avoir lu dans l’un de ses 19 recueils précédents.

Tout se passe comme si Labrie avait voulu laisser cours à ses réminiscences très personnelles en misant sur leur universalité, pourtant très contestable : « j’ai déjà dit que c’était à cause d’eux / Adrian, Steve, Dave, Nicko, Janick, Paul, Clive, Blaze / grâce à eux que j’écrivais aujourd’hui ». Ce faisant, il aura négligé de construire une trame poétique adéquate et susceptible de satisfaire l’envie minimale de lire. Ni l’adolescent toujours vivant en moi ni l’adulte confirmé par sa carte d’assurance maladie n’y auront en définitive trouvé leur compte.♦

Auteur·e·s
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Pierre Labrie
Lévis, Espoir en canne
2018, 100 p., 17.95 $