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Comme le jupon de Dieu qui est mort

Micro-essai
Thématique·s

Écrit-on pour changer le monde? Puisqu’«on» exclut la personne qui parle, «on» me permettra de répondre un peu à côté et de ne parler que pour moi, à partir de moi, en essayant, autant que faire se peut, de ne pas dire n’importe quoi. Car à partir d’où on écrit, et pour qui et pourquoi, il n’est pas sûr qu’«on» ou que «moi» le sachions vraiment.

Trêve de prousteries ou de becketteries, dira-t-«on». Mais non, désolée. La modernité littéraire n’aura pas eu lieu pour des prunes. Merde. Je veux dire: je est un autre, le néant qui prend la parole, la distance qui me sépare de moi,etc., bref, ce fatras un peu vieillot qu’«on» enseigne (mais tsé), ces trucs d’esthètes un peu déconnectés (bon reviens-en), moi je (je me moi, oui) continue d’y croire.

Je continue d’y croire comme l’étudiante fervente que je fus et pour qui le monde devint plus habitable dès lors que cet espace où projeter un petit bout d’absolu (un bout de ce qui en toi te dépasse comme le jupon de Dieu qui est mort, genre) se mit à exister, là, par le biais de la page qui s’étalait sous mes yeux – des yeux incertains de bien prendre la mesure de ce qui se tramait, mais sachant qu’il se tramait quelque chose.

Changer le monde? C’est peut-être déjà beaucoup d’essayer, par un ratage toujours à recommencer, de travailler à une phrase qui fasse entendre la musique d’une autre logique ici dedans, rendant dès lors l’ici-dedans un peu plus respirable. Faire exister des logiques intenables, des logiques folles, des logiques de rêve. Par des mots écrits à partir d’un peu de solitude, trouver des asociabilités et des sauvageries qui appellent un autre mode de communauté. Des inadaptations malaisément communicables qui font signe à quelqu’un que je n’ai encore jamais rencontré.

Je plaide crassement pour une littérature inassignable. Je m’obstine à considérer que ce qu’elle fait de mieux, la littérature, en matière de service social, c’est peut-être de se tenir à l’écart (par rapport à la demande, à toute demande), de s’en tenir à l’écart. Oui, de tenir l’écart comme s’il s’agissait de l’espace politique par excellence.

Essayer d’être un tant soit peu irrécupérable, rater toujours son irrécupérabilité, c’est un projet utopique comme un autre. Voilà une mégalomanie et une prétention qui me siéent.

Que connaissons-nous de plus élevé que ce pouvoir qui, de temps à autre, s’empare de notre vie et nous révèle à nos propres yeux éblouis comme des créatures déposées ici-bas dans l’émerveillement? Pourquoi la mort nous prend-elle ainsi par surprise, et pourquoi l’amour? Encore et toujours, nous avons besoin d’éveil. Nous devrions nous rassembler en longues rangées, à demi vêtus, tels les membres d’une tribu, et nous agiter des calebasses au visage, pour nous réveiller; à la place, nous regardons la télévision et ratons le spectacle1.

Que ces phrases aient été écrites dans les années 1980 par Annie Dillard, quelque part dans une cabane aux États-Unis (Dillard est courageuse et aime vivre et écrire très longtemps dans une cabane, toute seule, dans la nature; Dillard est sublime), ça ne change rien dans le monde. Mais ça fait qu’à un moment, dans ce monde, il a été dit qu’il est possible de tenter de vivre et de regarder les choses un peu autrement, et c’est déjà ça.

Tenir son bout mordicus. Ronger son os. Jeter les morceaux de son petit univers dans le grand univers (ça fait un peu new age, je sais, la preuve que l’irrécupérable, c’est pas de la tarte, hein), quitte à ravaler sa honte. Se faire la représentante de ce qui, en soi, sent que quelque chose ne va pas. Écrire à partir de ce qui résonne, dans l’écho de sa caverne, à partir de l’exclusion, de la douleur, mais aussi d’une sorte de farouche liberté.

Faire le pari que la voix du dedans parle aussi pour l’autre. Traverser l’ineptie de prendre soi pour plus que soi. Se dire que l’intime, c’est aussi l’anonyme, et que l’histoire de cette angoisse sourde ou les contours de cette joie ténue, c’est tout ce que l’on a à offrir. Qu’on ne peut que donner ce que l’on n’a pas à qui n’en veut pas, comme le dit l’autre. Que c’est ce que l’on a malgré tout de mieux à faire. Y croire, malgré le ridicule qui ne tue pas, mais qui blesse quand même.

Il y a plein de raisons valables pour qu’«on» écrive, mais celle-là, c’est peut-être la mienne.
 

 


Frédérique Bernier a publié quelques livres tournant autour des questions de l’effacement, du dépouillement et de l’auto-engendrement dans la littérature. Puis, en 2020, elle a fait paraître le carnet Hantises (Nota bene, coll. «Miniatures»), qui s’est vu attribuer le Prix du Gouverneur général dans la catégorie «Essais». Elle enseigne au Cégep de Saint-Laurent.

  • 1. Annie Dillard, En vivant, en écrivant, traduit de l’anglais (États-Unis) par Brice Matthieussent, Paris, Christian Bourgois, 1996.
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