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Coexistences

Introduction

«je suis l’Amérique
ma seule maison
mon histoire»

– Lorrie Jean-Louis, La femme cent couleurs

Lorsqu’Annabelle Moreau m’a demandé si je voulais codiriger le numéro sur les littératures des Amériques, j’ai eu la chienne. Quel honneur et quelle terreur que cette responsabilité! L’éternel sentiment d’imposture s’est vite imposé. Ont suivi des jours de procrastination et de lectures et relectures boulimiques. «Comment mesurer l’influence des auteur·rices venu·es de l’Amérique latine au Québec?», me demandait-on. J’étais apeuré et interpellé par cette question. Comment, avec quel outil mesurer cette influence? À défaut d’outils, pouvais-je y répondre de manière personnelle?

Je commence par une évidence: une minorité, c’est un ensemble d’individus se distinguant au sein d’une population par des caractéristiques particulières. Par extension, dans le contexte qui nous intéressera ici, on parle d’un ensemble d’artistes se distinguant dans un milieu (littéraire). Et soulignons cette grande particularité: le fait d’écrire en français (pour la plupart), de ne pas écrire en espagnol. De faire alors d’une langue étrangère une langue à soi. Je n’ai pas trouvé le degré précis de cette influence dans l’écosystème littéraire. Est-ce parce qu’elle se déploie actuellement, mais sur les traces de certain·es pionnier·ères, ce qui rend son incidence plus difficile à mesurer?

J’évoquerai ici ce que certaines formes et voix contemporaines, à travers leurs œuvres récentes, soulèvent en moi dans le tracé de l’immigration et de l’écriture.

Un·e auteur·rice qui écrit dans une langue d’adoption peut-il ou peut-elle espérer retenir l’attention du lecteur ou de la lectrice d’ici? Son ambition s’apparente-t-elle au combat de David contre Goliath? L’écrivain·e migrant·e souhaite libérer une parole, mais aussi trouver la forme qui sied le mieux à sa voix. Cette tension et cette exigence artistique peuvent nourrir l’élan créateur, comme parfois l’anéantir. Traverser une immigration est souvent l’expérience d’une vie. Trouver les mots pour dire et mettre en forme cette traversée semble également être le travail d’une vie – comme pour tout·e créateur·rice d’ailleurs. Dans le processus d’écriture, l’immigrant·e rencontre des paradoxes – celui, entre autres, de raconter l’origine qui réactive l’expérience troublante du déracinement, mais qui ne lui permet pas toujours de s’en libérer. Les personnes qui immigrent ont-elles le luxe de l’oubli? Y a-t-il une issue possible? Seraient-elles condamnées à relater leur récit, puis à recommencer, encore, autrement? David se transformant en Sisyphe?

L’attention accordée aux marges littéraires d’ici, comme en témoigne ce dossier, coïncide avec un vent de changement dans le milieu. Une profonde remise en question des pouvoirs s’opère, une sincère volonté de lire et de comprendre les œuvres des minorités se répand. Plusieurs prennent le temps de faire se déployer la relation à autrui. Plusieurs la nourrissent de manière fabuleuse. Ils et elles œuvrent en faveur de l’éclosion de fleurs étranges, invitant le lectorat à sentir au-delà de son jardin, à se glisser en dehors de son carré de terre habituel. L’expérience de la lecture rencontre alors la perte et le deuil interminables, les souvenirs insistants et les fuseaux horaires entremêlés, des personnages en proie à la confusion, mais aussi à l’avidité devant les rêves, les possibilités du nouveau pays.

«Un temps en bribes
qui ne sera jamais nôtre.»

– Nicholas Dawson et Karine Rosso,
Nous sommes un continent

De Côte-des-Nègres à Viral, l’œuvre romanesque de Mauricio Segura jalonne, il me semble, le parcours des lecteur·rices de repères susceptibles de les aider à comprendre la multiplication des points de vue quant au processus d’immigration à Montréal. Les personnages adolescents de ses romans – qu’on pourrait croiser au coin de la rue – sont en quête de sens et d’âmes sœurs dans une société d’accueil qui se méfie d’eux parce qu’ils sont fils et filles d’immigrant·es, mais aussi parce qu’ils sont adolescents. Quels sont les choix, les parcours possibles pour ces jeunes? S’accrocher au clan, mourir pour un peu de dignité, pour quelques dollars de plus? Les personnages de Segura circulent librement de la maison à la rue, d’une culture à une autre; il semblerait qu’il n’y ait pas de frontières assez étanches pour eux.

Dans le premier roman de Caroline Dawson, Là où je me terre, la narratrice tisse le fil de son expérience d’immigration. De l’enfance à la maternité, en passant par l’adolescence et l’horizon d’un choix de vie, cette transformation de la petite fille migrante en professeure de sociologie est profondément émouvante. Les saisons du pays d’accueil et la langue d’adoption s’installent, elles prennent racine dans la conscience et le corps de la narratrice. Un métissage des cultures se déploie dans le récit, un écart avec les parents se creuse aussi, et c’est grâce à un fil délicat que la narratrice recoud peu à peu le lien avec sa mère. Il est question dans ce roman d’un véritable amour: l’effort de la mère qui permet à la fille de s’épanouir librement.

La Correspondance mestiza entre Karine Rosso et Nicholas Dawson s’appuie sur les idées de Gloria Anzaldúa et les met en lumière. L’intégration des idées de cette activiste chicana à leurs échanges épistolaires suggère une nouvelle vision de la frontière, qui s’accompagne à la fois d’un sens critique aiguisé et d’une ferveur manifeste à mettre en œuvre cette vision de ce qui entrave. Il n’est pas question ici de déverser son fiel, mais de libérer une pensée et une voix pour revendiquer un espace mixte, où la parole et l’avenir ne sont pas le privilège de certain·es. Sous nos yeux avides se développe, d'une page à l'autre, une amitié entre écrivain·es. Cette solidarité contagieuse en vient à incarner l’esprit des idées qui mobilisent l’engagement du duo.

Il y a aussi les œuvres poétiques hybrides de Marcela Huerta et de Flavia Garcia. Dans le recueil de poésie Tropico, de Huerta, traduit de l’anglais par Daphné B., la poète alterne entre la prose poétique et le vers libre. Cette alternance ainsi que celle entre mémoire et nouveauté culturelle m’ont emporté dans le maelstrom de l’exil, me faisant revivre le désarroi et l’espoir des expatrié·es. Tropico est comme le vase mémoriel fêlé avec lequel l’exilé·e doit apprendre à «contenir» ses nouvelles expériences et rencontres. L’hybridité du recueil Fouiller les décombres, de Flavia Garcia, se trouve, quant à elle, dans la tonalité du livre. À travers l’exploration d’un événement historique violent de l’Amérique latine, la poète entremêle les récits et les déchirures infligées au tissu social par la junte militaire en Argentine dans les années 1970, et les souvenirs de son enfance à Buenos Aires, avant son départ pour Montréal. Remontant le temps, le recueil se présente comme un devoir de mémoire. Les textes puisent dans la recherche historique réalisée par la poète, qui lui a permis de renouer avec les trop nombreuses disparues liées à cet événement.

Comme si elle faisait le parcours inverse de l’immigrant·e, Françoise Major nous plonge, avec Le nombril de la lune, dans le tissu serré, l’atmosphère bouillante du DF (le district fédéral) de Mexico. Ce recueil de nouvelles m’a fait errer dans la vallée de la capitale mexicaine. Il ne s’agit pas ici pour l’autrice d’une immigration, mais elle traverse tout de même les sphères qui constituent une immersion dans un nouveau pays, dans une nouvelle réalité: géopolitique, langagière et culturelle, voire mythologique.

«À son âge, son seul et unique pouvoir sur le destin,
c’est la loterie.»

– Lula Carballo, Créatures du hasard

Qui dit immigration, dit perte. Perte d’identité. De langue. De mémoire. Perte du Sud. L’immigration est une interminable traversée du désert. Une traversée que personne ne veut réaliser, que personne ne veut revivre. Ces artistes émeuvent, ils sensibilisent les lecteur·rices à cette épreuve. Leurs mots donnent forme à ce parcours aride, ils donnent sens à ce qui échappe ou s’échappe au cours de ce périple. Ne pas avoir prise sur son destin est insupportable, et c’est le lot de tout·e immigrant·e. À qui la chance?

Je n’ai pas rencontré beaucoup de Latino-Américain·es durant mes études, quelques-un·es à l’école secondaire, d’autres au cégep, mais aucun·e au baccalauréat ni à la maîtrise en littérature. Il faut dire, bien sûr, que la question financière joue souvent un rôle dans le choix d’études et de carrière. Pendant mes années universitaires, j’ai senti la grande fierté de mes parents, autant que leur angoisse: tu comptes faire quoi avec un bac en littérature? Ils m’ont soutenu moralement, ils n’avaient pas d’autres moyens. Ce qui ne les a pas empêchés de craindre pour moi: tu comptes faire quoi avec une maîtrise en création littéraire? Aujourd’hui, je les comprends mieux, j’ai joint le clan des parents pour qui la joie n’a d’égale que l’angoisse. Mais leur inquiétude, si justifiée soit-elle, pesait lourd sur mes épaules, alors que j’avais enfin (re)trouvé un espace pour moi, que je voyais à nouveau l’horizon se déployer. Qu’est-ce que j’allais faire? Je ne le savais pas. L’avenir n’était pas encore une question. Mais je n’en pouvais plus de ce poids, de cette insistance, alors j’ai menti. Et c’est peut-être ainsi que j’ai commencé ma carrière de professeur de littérature au niveau collégial: voy a ser profesor de literatura en el cégep. Lire, penser et écrire: ma nouvelle trinité, qui me permettrait à nouveau de me déplacer librement, de rêver mieux et de choisir mon territoire, une forme poétique.

En lisant, en relisant les artistes hispanophones d’ici, j’ai songé à la façon dont la rencontre avec l’un d’eux ou l’une d’elles pendant mes études aurait pu changer des choses pour moi. Avec eux, avec elles, j’aurais pu partager ma crainte au sujet du Dictionnaire des écrivains émigrés au Québec 1800-1999, qui souhaitait pourtant prendre en compte les voix des écrivain·es immigrant·es au sein du milieu littéraire, et pas seulement d’un point de vue académique.

Ce dictionnaire, je l’ai toutefois perçu, alors, comme la prison de l’origine. J’avais cette perception, car je voulais trouver ma voix en français. Ce dictionnaire a contribué à forger ma posture d’apprenti poète: fuir à tout prix la prison de l’origine, ne pas finir captif de cette seule référence. J’ai fui par la lecture de la poésie québécoise, par l’écriture poétique, par la réflexion au sujet de la création littéraire. J’ai marché le long du trait d’union qui sépare et unit l’urbanité et la mémoire. Ce trait longe l’incertitude. Je demeure maintenant sur une frontière souple, toujours ouverte aux influences. J’observe les métamorphoses et les accueille. C’est un héritage. C’est une confiance et un devoir. Écrire, n’est-ce pas agencer des confluences? Cette démarche m’a aidé à briser l’image que je me faisais du bon migrant. J’ai osé me redéfinir et, dans cette refonte, l’autre et l’imaginaire sont réapparus dans la clarté de l’ambivalence. Se comprendre comme une conjonction de coordination n’a rien de séduisant, mais je n’avais plus à séduire, j’apparaissais inachevé, en construction, tel un individu qui désire vivre une relation durable, tel un artiste qui échafaude une œuvre.

Aujourd’hui, il me semble que le souhait à la base du Dictionnaire des écrivains émigrés au Québec 1800-1999 s’incarne sans complexe; le milieu littéraire prête attention aux littératures mineures en sol québécois et les fait se déployer à travers ses diverses activités. Nous sommes dans un contexte fertile aux rencontres et relations de tous types. Nous avons la possibilité de coexister en plusieurs temporalités différentes: celle de nos racines et celle de l’être ensemble, ici et maintenant. Sont-elles indissociables, au fond? Quelles seront nos métamorphoses profondes?

«Je lance derrière moi
Le bouquet de mimosa
À présent, je suis une fille du Nord
Métissée
Les yeux en amande»

– Carole David, Terra vecchia

 


Hector Ruiz est professeur au Département de français et de littérature du Collège Montmorency. Il a publié quatre recueils de poésie aux éditions du Noroît, ainsi qu’un essai écrit avec Dominic Marcil : Lire la rue, marcher le poème. En 2018, il a assuré la direction du collectif Délier les lieux aux éditions Triptyque. Toujours à Triptyque, avec Dominic Marcil, il a fait paraître Taverne nationale en 2019, un livre à la croisée des genres : la poésie, la correspondance et la chronique historique.

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