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Chez les Gaulois, les Arabes, les Roms et les Québécois

Chez les Gaulois, les Arabes, les Roms et les Québécois

Premier projet non fictionnel de Mélikah Abdelmoumen, Douze ans en France se veut le témoignage d’une Québécoise installée à Lyon. Écrivaine, universitaire et en ce sens privilégiée, son statut est toutefois précaire puisqu’elle est immigrée.

Écritures du réel

Premier projet non fictionnel de Mélikah Abdelmoumen, Douze ans en France se veut le témoignage d’une Québécoise installée à Lyon. Écrivaine, universitaire et en ce sens privilégiée, son statut est toutefois précaire puisqu’elle est immigrée.

Le livre égrène des anecdotes qui ne surprendront pas ceux qui ont eu à subir les petites humiliations de l’administration française. À cela s’ajoute le fait que cette «immigrée ordinaire» porte un nom tunisien, à une époque où sont commis, sur le territoire français, des actes terroristes revendiqués par Al-Quaïda et l’État islamique. L’angoisse de la narratrice monte, plus les médias s’emballent. Et l’autrice de déboulonner ces vues de l’esprit que sont «l’Arabe» et «la femme voilée», en opposant aux stéréotypes des souvenirs du temps où on la présentait comme une écrivaine «de chez nous», c’est-à-dire du Saguenay.

Il s’agit pour Mélikah Abdelmoumen de réfléchir et de raconter le rapport d’exclusion que le pays de la liberté, de l’égalité et de la fraternité entretient avec les étrangers. Les pensées de l’autrice tourbillonnent entre son passé au Québec et divers moments de son immigration en France, jusqu’au premier tiers du livre, alors que s’amorce le récit de son engagement auprès de Roms établis derrière un restaurant du Colonel Sanders:

Les baraques étaient faites de palettes de bois et de vieilles planches dégotées dans les déchetteries et parmi les rebuts laissés sur les trottoirs du quartier, avec en guise de toits des bâches maintenues en place par des briques ou de grosses pierres sales. Ces bicoques construites avec les poubelles des autres avaient souvent à leurs fenêtres des rideaux colorés. De leurs petites cheminées de métal émanait une fumée noire qui avait l’odeur de ce qui ne devrait pas être brûlé.

«Et ainsi, quelque chose avait commencé»

Dans ce bidonville, on fait la rencontre d’une famille à qui l’autrice apporte, en plus du shampoing, des vêtements et des décorations de Noël, son aide pour inscrire les enfants à l’école. En même temps qu’une amitié se développe avec la mère, la volonté de témoigner de la misère de cette communauté se fait pressante. Et pour l’autrice sensible à la violence symbolique et sociale, la question se pose: «Comment représenter Viorica et les siens, rendre compte de l’injustice dont ils sont l’objet, sans les enfermer dans les clichés?»

De fait, la question est d’actualité, comme les débats soulevés par les pièces SLÀV et Kanata de Robert Lepage l’ont rappelé. Comment parler de la douleur des autres? Comment la dire sans tirer profit d’une expérience dont on n’aura été que témoin?1 Et sans redoubler la violence commise en prenant la parole en leur nom? Comme le souligne Abdelmoumen, «le fait est que les gens qui parlent des Roms ou des Gitans pour défendre leur cause et leurs droits, du moins ceux qui ont accès aux tribunes publiques, sont le plus souvent des Gadjé». (C’est ainsi que les Roms désignent les non-Roms.) Mais l’autrice d’une œuvre non fictionnelle devrait-elle pour autant ne parler que d’elle-même? Entre le narcissisme qu’on reproche aux écritures du réel et le risque d’appropriation à parler à la place des autres, l’équilibre à trouver exige un grand savoir-faire. C’est tout à l’honneur de Mélikah Abdelmoumen que d’avoir explicitement traité de «l’importance de ne jamais oublier d’où on parle» dans son livre. D’autant qu’il s’agit des passages les plus lumineux de Douze ans en France.

D’où on parle, mais à qui?

On se rappellera qu’en France le récit Le quai de Ouistreham avait beaucoup choqué à sa publication en 2010, parce que l’autrice, Florence Aubenas, avait menti afin d’infiltrer le monde du travail précaire, dans le but d’en tirer un reportage. Si on ne saurait qualifier Douze ans en France de journalisme d’infiltration, on aurait aimé que ce livre prenne à bras le corps l’histoire de cette gadji, amie d’une Rom prénommée Viorica. Mélikah Abdelmoumen a plutôt choisi de tout mettre dans le même «mouchoir de poche»: le fil des nouvelles à l’époque du terrorisme, le temps long des souvenirs flous parce qu’ils s’étendent sur plusieurs années, des constats souvent didactiques sur la condition de l’émigrée et, bien sûr, ses «histoires de Rom». C’est paradoxalement parce que le propos veut tout inclure que la réalité de l’exclusion s’en voit, pour le lecteur, gommée. Et comme ce livre bourdonnant s’adresse à un public tantôt français, tantôt québécois, on sort de la lecture de Douze ans en France avec l’impression d’un beau geste qui aurait cependant gagné à serrer son lecteur de plus près.

Il se publie au Québec trop peu d’auteurs chez qui l’essai se tresse avec l’autobiographie. Et pour cela, et pour le territoire québécois qui s’ouvre aux Roms et aux bidonvilles de Lyon, le travail de Mélikah Abdelmoumen constitue une avancée. ♦

  • 1. Mélikah Abdelmoumen a choisi de partager les droits d’auteurs de son livre avec Viorica.
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Mélikah Abdelmoumen
Montréal, VLB
2018, 224 p., 24.95 $