Aller au contenu principal

Charité suspecte

Avec son deuxième roman, Sans capote ni kalachnikov, Blaise Ndala donne la parole à un ancien soldat d’une guerre africaine moderne et questionne l’attitude occidentale vis-à-vis des atrocités commises en Afrique.

Roman

Avec son deuxième roman, Sans capote ni kalachnikov, Blaise Ndala donne la parole à un ancien soldat d’une guerre africaine moderne et questionne l’attitude occidentale vis-à-vis des atrocités commises en Afrique.

«Folie nègre»

Il y a quelque chose de douteux derrière le documentaire de Véronique Quesnel, Sona, viol et terreur au cœur des ténèbres, pour lequel la Québécoise a été oscarisée. C’est du moins l’avis du caporal-chef Alex Kimona Kiadi, alias Fourmi Rouge, et de son cousin, le caporal Corneille Sangolo Zaku, alias Petit Che, ex-soldats dans le conflit sanglant qui a ravagé la République libre et démocratique de Cocagnie, dans l’Afrique des Grands Lacs. Démobilisés d’une guerre dans laquelle ils ont été enrôlés très jeunes, devant se reconstruire, ils s’interrogent sur le sens de leur histoire, certains, toutefois, qu’elle ne peut pas se résumer au sort de Sona, l’héroïne martyre du documentaire à succès, dont ils ont croisé la route durant leurs années de combat. Pourquoi, se demandent-ils, quitte à humer la merde pour en tirer de bons sentiments, ne pas mettre la tête dedans jusqu’au bout, s’y plonger et comprendre cette «folie nègre dont [ils] seraient les guignols»?

Égocharité

Il ne sert à rien de chercher la République libre et démocratique de Cocagnie sur une carte, elle n’existe pas. Pas plus que Véronique Quesnel et son documentaire. La violence de ce pays de fiction, situé quelque part entre l’Ouganda, la République démocratique du Congo et le Rwanda, évoque néanmoins les conflits bien réels qui ont sévi dans cette région de l’Afrique, notamment dans les années1990 et2000. Or quelle a été la réalité de cette violence complexe aux yeux de l’Occident et de son action humanitaire?

Avec Sans capote ni kalachnikov, son deuxième roman, Blaise Ndala, Congolais (RDC) résidant depuis dix ans au Canada, auteur de l’excellent J’irai danser sur la tombe de Senghor (L’Interligne, 2014), questionne le délicat sujet des motivations et soubassements de la charité et de la pitié occidentales à l’égard de l’Afrique. «Volontourisme», «tourisme des bidonvilles» et «égocharité»: parle-t-on d’une économie du pathos simplifiant la réalité afin de soulager la culpabilité occidentale tout en ne cessant de générer des profits? Blaise Ndala ne donne ni leçon morale ni réponse toute faite, choisissant plutôt d’offrir la parole à l’un des acteurs du chaos de Cocagnie.

Carnet de guerrier

Le caporal-chef Fourmi Rouge, mourant du sida dans un camp de démobilisation, a entrepris de consigner ses pensées. Ses notes, sorte de réflexions-mémoires revenant sur les années de guerre, constituent l’essentiel du roman de Ndala. Elles sont entrecoupées de courts chapitres relatant, à rebours, en une narration hétérodiégétique, le parcours de la documentariste québécoise. De cette alternance émerge petit à petit la vérité sur l’envers de Sona, viol et terreur au cœur des ténèbres, adulé comme un chef-d’œuvre de vérité et de justice et dont la réputation pourrait s’effondrer si certaines personnes décidaient de prendre la parole.

La prose de Fourmi Rouge est rageuse et énergique, parsemée d’expressions drolatiques, de réflexions incisives. Ndala met en place un personnage à la fois aveuglé par certains traumatismes et pourtant doué d’une très solide capacité de réflexion. Cet équilibre, qui tient pour beaucoup aux personnages de soldats, permet au roman de développer, sans stéréotype ni pathos outrancier et avec beaucoup de pudeur, la complexité d’une situation chaotique sur laquelle la lumière n’est jamais entièrement faite. Ndala tente le récit d’une jeunesse africaine effroyablement sacrifiée — et dans cet exercice d’une plongée directe dans le discours souffrant, peut-être est-il possible de rapprocher Blaise Ndala de Sophie Bienvenu, point commun d’œuvres qui par ailleurs diffèrent. À cette intimité souffrante, il insuffle une sombre grandeur d’éloquence, tant dans la parole de Fourmi Rouge que dans celles, rapportées, de ses camarades au sein d’une narration empreinte de discours relatés et d’oralité. Une éloquence lucide et simple, parfois vulgaire mais toujours avec style, qui eût soutenu aisément la violence d’une épopée picaresque si la narration avait déployé ses ailes pour un long voyage au travers de l’horreur africaine moderne. Le coup de force de Ndala est véritablement d’avoir su résoudre la douleur de son personnage en une verve naturelle, sans ostentation, débordant toujours le pathos et donnant une preuve supplémentaire de son talent de romancier. ♦

Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Blaise Ndala
Montréal, Mémoire d’encrier
2017, 278 p., 29.95 $