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Chant de la nuit écarlate

Au peuple d'Haiti, ligoté

Et à la mémoire de Mme Joyce Echaquan

Thématique·s
Poésie

Au peuple d'Haiti, ligoté

Et à la mémoire de Mme Joyce Echaquan

Thématique·s

Photo : Alain Lefort

Photo : Alain Lefort

Houle, turbulences
larmes, désillusions
aimée, désaimée, décriée, reniée
tant de fois pardonnée

Impassible et lourd comme la pierre, le temps passe en toi
il te heurte, t’écorche, t’effiloche

Tout pour te faire oublier qu’une nuit couleur sang a enfiévré tes veines
et fait de toi La Mère

Cette nuit-là, dans la dignité, tu accouchais
pour mettre au monde la Dignité

Cette même nuit, comme on engendre un serpent mû par la rage, vautours,
hyènes et consort engrossés par le lucre, donnaient naissance au serment:
«Ce ne serait qu’une étape creuse!»  

Face contre terre depuis, dans cet ordre implacable du monde
dans cette condamnation à l’invisibilité
bras en croix, te voilà
tellement présente depuis ce «NON» retentissant

Présente et invisible
dans le désordre patiemment échafaudé
dans ces défroques dont ils t’affublent
dans le chaos savamment organisé pour garantir ton absence

Ce qui subsiste de tes joyaux après le pillage
tout ce qui reste
tout ce qui demeure
devenu parure de nuit

Splendeur pourpre du 14 août 1791
la nuit affichait son visage rouge sang

Nuit éternelle, Toi, Éternelle
te voilà, depuis, Vestale enchaînée aux braises
Vestale au faîte du Morne-Rouge

Tu as gravé tes empreintes dans le sable de Timah
sur les rives du Congo
les côtes du Niger ou du Sénégal
là même où tu fus soupesée, évaluée, vendue
achetée pour 172 coquillages

Mais dans tes entrailles prenait aussi racine ce désir rebelle
désir, torche au-dedans de toi
prêt à affronter ce modèle, produit, reproduit
érigé sur les stratégies infâmes de la peur

Désir vivant, il guida tes pas dans la nuit de fièvre au Bois-Caïman

Vestale, depuis, tu tiens tête dans ton dénuement
tu exhibes leur cruauté dans ta nudité
tu révèles l’ignominie et leurs mensonges
Rebelle invisible
ta voix emprunte le cri de la lame sur la pierre
ta voix se déchire
me déchire
parviendra-t-elle à déchirer des pierres?

Mais, dis-moi
et surtout, oins mon front
pour graver, au plus profond de mon être, ce refus de leur validation
pour sceller l’invalidité de leur regard
oins mon front
pour détourner à tout jamais mon âme de cette vision qu’ils estiment
être une bénédiction et me confine pourtant à l’inexistence
ô, oins mon front

Toi, Éternelle, depuis la nuit pourpre au Bois-Caïman
oins mon front
pour que je sache
pour que j’apprenne
comment transmettre à mes enfants
l’art de défaire les mécanismes de domination et de déshumanisation
Toi, Éternelle
dis-moi
pour éviter que je perde la foi
dis-moi
comment étais-je?
comment étions-nous avant tout ceci?
quelle était mon histoire avant qu’ils ne posent sur moi leurs regards de prédateurs?
quel était mon nom, dis
avant ce quadrillage lucratif des mers?
avant la mise en place du démembrement et du crime qui refuse son nom?
dis… quelle langue était la mienne, avant qu’ils ne prennent d’assaut les océans
pour instaurer la prédation en système?
avant qu’ils ne fassent main basse sur ton sang, sur tant de sang
et mon sang
et le sang de ma descendance et trop de sang

Dis… moi
Toi, Éternelle

à quand le nouveau serment autour du feu régénéré?


Marie Célie Agnant a publié poésie, romans, nouvelles et littérature jeunesse. Elle est l’autrice, entre autres, du roman Le Livre d’Emma (Remue-ménage, 2001). Un petit bonheur tout rond (Bouton d’or d’Acadie, 2019) est sa dernière publication pour les tout-petits. Le prix Alain-Grandbois de l’Académie des lettres du Québec lui a été décerné en 2017 pour son troisième recueil de poésie, Femmes des Terres brûlées (Pleine Lune, 2016).

 


Alain Lefort est photographe et portraitiste. Il collabore régulièrement à LQ [alainlefort.com].

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