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Petite brindille de catastrophes, le premier recueil de Mimi Haddam, est une exploration toute en matière des enjeux liés au corps féminin, au corps contrôlé, policé, mais surtout au corps réapproprié.

Poésie

Petite brindille de catastrophes, le premier recueil de Mimi Haddam, est une exploration toute en matière des enjeux liés au corps féminin, au corps contrôlé, policé, mais surtout au corps réapproprié.

Jeune coopérative d’édition indépendante, La Tournure peut déjà se targuer de compter parmi ses publications un recueil finaliste au prix Émile-Nelligan, D’espoir de mourir maigre de Charles Dionne, paru en 2013. On savait la maison résolument préoccupée par la facture soignée de ses ouvrages — souvent faits de manière artisanale, aux couvertures typographiées à la main —, mais Petite brindille de catastrophes est d’un autre acabit: une fort belle réussite visuelle.

La proposition de l’objet-livre s’articule autour des textes de Mimi Haddam et des images d’Ariane Leblanc. À l’exception de la première section, les textes sont toujours placés sur les pages de droite et en grande majorité jouxtés de dessins numériques. Ces derniers, aux teintes douces et d’héritage plasticien, jouent avec des combinaisons de formes géométriques, d’objets courbes et de lignes. L’ensemble ainsi composé de deux masses visuelles — textuelle et picturale — donne matériellement corps au propos. (À cet égard, on aurait aimé des marges un peu plus dégagées au centre, afin de mieux apprécier encore leur écho gauche-droite.) Ces formes minimales parviennent à procurer d’étonnantes illustrations à certaines images des poèmes. Ainsi, à droite d’un large rectangle vertical de couleur peau, on lit:

Je suis lisse comme le papier. [...] Les paumes, mes organes de la caresse. Je prends l’allure d’une couche mince, passe par le même processus: étendage, séchage, forme. Pour ne plus voir la peine, il faut se faire petite, se délayer, mélangée au fouet, s’abîmer, former un liquide lisse et sans grumeaux jusqu’à ce que la colle épaississe. Je suis le papier mâché, en plus d’être le papier peint, le papier parchemin, imperméabilisé, le papier collant, le papier goudronné, le papier sablé, le papier brouillon, le papier à dessin, apprêté, blanc et solide.

Le papier de boucherie, résistant à la graisse et au sang.

Sur le plan de la forme, donc, l’ensemble jouit d’une très intéressante cohérence, entre les textes dont l’élaboration «s’est faite en filigrane avec la reconstruction d’un corps, comme une double paroi, une double peau» (extrait de la préface) et les objets visuels qui redoublent cette enveloppe au sein du livre.

Certains passages auraient toutefois gagné à être taillés davantage. D’emblée, la première section peut être carrément décourageante: un 3500 mots bien tassés en huit pages qui, bien que le propos aille dans le même sens que le reste de l’ouvrage, n’ont rien en commun avec l’expérience de lecture qui est proposée à leur suite. Mais le lecteur persistant sera bientôt récompensé.

Rapidement, les enjeux du rapport au corps se dévoilent par leurs symptômes qui en révèlent, avec passablement de précision, les traumatismes:

Le corps est falsifié par le traumatisme, cloîtré au-dedans des pièces avec le mortifère, le chosifiant, celui qui m’a découpée, décryptée, mise en tranches, celui qui a étouffé les cris, a mordu le cou de la bête, l’a laissée seule dans le rouge et a fait demi-tour avec la meute.

Dès lors, le corps sera regardé, manipulé, essayé, mangé; tantôt viande équarrée, tantôt chair de fruit convoité. Ici le corps redonne l’assaut — parfois sur lui-même («J’ai les canines du coyote, je serre les crocs et poignarde ma propre gorge») —, là, il est assommé par l’alcool. L’enfance mise à mal, beaucoup par le père et de manière ambivalente par la mère («Elle me lance un sceau d’eau sur la tête de temps à autre ou alors elle me fait couler un bain chaud, me lave à grandes eaux avec du savon aux bleuets.»), engendre une adulte aux prises avec des schémas autodestructifs, une mutation qui donne lieu à l’une des plus touchantes sections du recueil: «Les matières de l’adulte viennent des corps des gamins.»

Les soins du corps, en particulier l’alimentation, périclitent; l’image de soi est distordue, sans cesse ramenée à la perception malsaine de l’autre. Les amours et la sexualité, on s’en doute, n’en seront pas facilitées: «Je me laisse piétiner pour me rappeler que je suis encore solide, insensible, étrangère.» Et pourtant.

Et pourtant, «[d]ans le creux de ma cuillère l’appétit revient». «Nous changeons de lieux.[...] Nous laisserons maintenant nos accidents au bord d’un pont noyer leurs chagrins dans l’eau.» Jusqu’au décès du grand-père qui est vécu, ressenti, enfin.

Elles sont nombreuses, petites brindilles qui ne croient plus aux champs, aux forêts. Mimi Haddam ajoute une voix émouvante à leur chant silencieux, et l’espoir de ne pas mourir maigre.♦

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Mimi Haddam
Montréal, La Tournure
2017, 104 p., 25.00 $