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À ceux et celles qui ne dorment pas

À ceux et celles qui ne dorment pas
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Le sommeil est aujourd’hui le seul espace
où se défaire quelques heures de son chagrin.

– Lola Lafon

1.

Chaque matin, je me rends sur le flanc du mont Royal dans un institut de soins en psychiatrie. Le pavillon Allan Memorial a des allures de palais: ce fut autrefois une villa luxueuse du XIXe siècle, dont on a préservé les colonnes et les portes ouvragées. On y jouit d’une vue imprenable sur les tours à bureaux qui s’élèvent dans le ciel ample, rien que pour nous, les fous de Montréal. Pour être admis·e en ces hauteurs, il faut avoir tout essayé et ne pas s’en être sorti·e. Le renversement me plaît. En touchant le fond, j’ai gagné le ciel.

Au deuxième étage, l’unité de neuromodulation se reconnaît à ses grésillements répétitifs ponctués par les rires des préposées. On me fait asseoir sur un fauteuil incliné vers l’arrière, où l’on me visse un bonnet sur la tête – je l’appelle, à la blague, «le casque de bain» – et on me dépose une lourde bobine de cuivre sur le cortex préfrontal. «Ça va comme ça? Ça ne fait pas mal?» me demande-t-on avec bienveillance. J’en ai pour vingt minutes à attendre, immobile, les effets de ce traitement de dernier recours, qu’on dit plus efficace que la pharmacopée.

Fixée de biais sur le côté gauche de mon cuir chevelu, la bobine émet un champ électromagnétique visant à stimuler les circuits du cerveau affaiblis par la dépression. Le courant est pulsé, de rapides aiguilles à la surface du crâne, dont la sensation rappelle l’électricité statique. Je ferme les yeux. Dans mes écouteurs, une méditation guidée me transporte vers un lieu d’amour de soi; le refuge n’étant pas à l’extérieur, dit-elle, mais à l’intérieur.

De retour chez moi, la vraie journée commence: j’effectue, après dix mois de maladie, un «retour au travail progressif». Je relis l’essai que j’édite, un texte d’une intelligence éblouissante, mais la concentration me fuit, diluée dans l’insomnie quotidienne. Rien ne vient à bout de ma fatigue, pas même l’exercice du métier que j’aimais. Les heures s’étirent, le soir tombe: j’ai survécu. Je voudrais pouvoir envisager une semaine entière de ce régime, une vie où je parviendrais à faire cela, être payée pour une vivacité d’esprit que je n’ai plus.

Comment vais-je m’en sortir? Il y a toujours le sous-sol chez ma mère, le bien-être social. Je pourrais retourner travailler dans un IGA, comme à seize ans, demander aux clients s’ils ont la carte Air Miles. L’écriture, ce n’est pas sérieux.

2.

Quand Marie Cardinal s’assoit pour la première fois dans le bureau de l’analyste, elle ne dort plus, se croit suivie par un œil qui l’épie à travers un tuyau et saigne sans arrêt dans sa culotte, au point où la médecine décrète le temps venu de procéder à une hystérectomie. Dans un ultime acte de rébellion, elle s’évade de la clinique où elle est internée pour atterrir chez le psychanalyste qui la traitera durant sept ans, trois fois par semaine.

«Docteur, je suis exsangue», commence-t-elle. L’analyste balaie sa plainte du revers de la main. Avec lui, on n’a que faire du symptôme; c’est la cause qui importe, sa recherche, son exploration, sa mise en mots – le sang n’est qu’une diversion.

Le miracle opère dès la sortie du cabinet: elle a cessé de saigner. Une seule séance d’analyse et le symptôme disparaît – le corps signalait une blessure autre. Il suffisait qu’on donne la parole à cette femme, qu’on lui demande d’où vient sa souffrance, pour que le corps, enfin écouté, arrête de crier.

Je n’ai pas eu autant de chance avec la psychanalyse. À force de fouiller l’inconscient, je me suis emmurée dans une perpétuelle vigilance, incapable de fermer l’œil – la pensée. J’ai dit au revoir au divan de l’analyste, tiré un trait sur mon fantasme. Je ne trouverais pas la vérité attendue, celle qui me libérerait une fois pour toutes de l’affliction, pour qu’enfin, telle Marie Cardinal, j’écrive Les mots pour le dire.

Je persiste à croire que le symptôme m’est utile, à sa manière détournée, qu’il a une fonction. Ne pas dormir, c’est protéger quelque chose, quelqu’un. Si en moi ça n’arrive pas à se reposer, si ça s’agite sans cesse, c’est que ça veut parler, ça veut être écouté. Qu’est-ce que ça signifierait d’être entendue? De me rendre la parole? L’insomnie est le symptôme – la maladie est ailleurs.

Je cherche partout une rémission qui se défile. J’erre dans les cabinets des psychologues, dépensant des milliers de dollars pour qu’on m’écoute. Le reste du temps, je refuse des contrats pour écrire, cette autre parole dispendieuse en jours, en moyens et en risques. Je n’en ai jamais fini avec la parole. Pourtant, il m’arrive de douter qu’elle ait le pouvoir que je lui donne, celui d’éclairer, de soulager. Je voudrais faire un échange, la troquer pour une vie éveillée, une vie vécue.

3.

Mes collègues comprennent. Elles sont déçues de me perdre, mon apport à l’équipe était précieux – j’étais appréciée, compétente, ce sera difficile de me remplacer –, mais elles se réjouissent que mon talent d’écrivaine soit soutenu par une bourse, que je puisse me rétablir à mon rythme. Mon regard passe de l’écran à la fenêtre: les flocons pleuvent sur l’immeuble de derrière qui a brûlé cet automne, et moi comme lui je suis en attente, je dois être démolie et reconstruite, ces choses-là prennent plus de temps qu’on le croit.

Mes employeuses auront été exemplaires, portant la maison d’édition sur leurs épaules alors que le monde entier se confinait dans l’inconnu, et moi, dans la maladie. Je voudrais qu’elles ne m’aient pas attendue en vain. Je voudrais que ce soit plus facile, mais qu’est-ce qui est facile quand on ne dort pas de la nuit, quand «on ne dort pas de la vie», comme l’écrit ma sœur insomniaque, Marie Darrieussecq?

Dans ma demande de subvention, j’ai proposé de réfléchir à ce que signifie mon épuisement dans un monde obsédé par la vitesse, un monde fatigué, lui aussi, qui cherche son souffle. J’ai dit, je veux écrire ce que c’est d’habiter une vie désormais plus fragile quand le retour à la santé n’est pas possible, et qu’il faut à tout prix se relever, produire, performer.

C’est invraisemblable, et pourtant il faut bien que je reconnaisse ma chance, que je remercie la main invisible qui m’accorde un sursis: cette fois, on m’a alloué la lenteur.

4.

Le chantier derrière mon appartement s’est activé. Une pelle mécanique et un tracteur sont apparus, démolissant l’édifice calciné pour en reconstruire un nouveau sur les ruines. J’entends les moteurs qui vrombissent, le choc de la pelle contre la terre, la pelle qui remonte avec les débris, la pelle qui lâche sa prise au-dessus du conteneur, les fondations coulées dans le sol, les coups de marteau élevant la charpente, les maçons qui se hurlent des hey! et des ho! Le bruit fait tressauter mon corps, palpiter mon cœur.

Je me demande si on pourrait me rebâtir, comme la carcasse incendiée, me retirer les parties de cerveau déficientes et les remplacer par des structures neuves, sans traumatismes et pleines de mélatonine, des neurones où la sérotonine circule à flots. Une tête habitable, avec des grandes pièces remplies de lumière et des prises électriques partout.

Est-ce que cette tête-là pourrait encore écrire? Ou alors le mythe dit-il vrai, la névrose est le ferment de la création, du génie, du talent? Il y en a tant, des auteur·rices qui paient l’acuité de leur pensée par un déficit de sommeil: Virginia Woolf, Sylvia Plath, Marguerite Duras, Marcel Proust… «comme si écrire c’était ne pas dormir», conclut Marie Darrieussecq dans son enquête sur l’insomnie. Moi, je me questionne: comment est-ce possible? Comment ces grands noms se sont-ils assis, jour après jour, à leur table de travail, désertés par le repos et la mémoire, pour écrire les œuvres majeures du vingtième siècle?

Je ne suis pas comme ça. La fatigue me ralentit, le langage fuit sous mes doigts. Je cherche le terme, l’instinct, l’invention, mais ils vivent ailleurs – dans les livres des gens qui dorment, peut-être. Mon roman progresse par infimes fenêtres d’éveil qui me laissent mutique, éblouie. J’ai peur de perdre l’écriture. Elle est tout ce que j’ai
– et encore, je ne la possède pas. C’est elle qui me possède, et pour combien de temps?

La maladie me confronte à la finitude. Elle m’apprend que je n’en ai pas terminé avec la passion d’être vivante, avec le chatouillement de l’herbe sur la peau, les fruits qui éclatent sur la langue, la désobéissance des cigarettes. Il faudrait peut-être toujours créer comme ça, comme si c’était la dernière fois, il faudrait écrire comme Marie Uguay, poursuivie par la mort, dans un perpétuel état d’exception.

 


Marie Cardinal, Les mots pour le dire, Paris, Grasset, 1975.
Marie Darrieussecq, Pas dormir, Paris, P.O.L., 2021.

Maryse Andraos est l’autrice de Sans refuge, un roman poétique paru au Cheval d’août en 2021. Titulaire d’une maitrise en creation litteraire, elle a ete editrice aux Éditions du remue-menage et a publié des textes dans plusieurs collectifs. En 2018, elle a remporté le Prix de la nouvelle Radio-Canada.

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