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Cessons de publier des thèses

Cessons de publier des thèses

Avec Habiter l’imaginaire, Maude Deschênes-Pradet présente une défense tout à fait convaincante d’une géocritique des lieux inventés, mais dans un format qui risque d’en repousser plus d’un.

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Essai

Avec Habiter l’imaginaire, Maude Deschênes-Pradet présente une défense tout à fait convaincante d’une géocritique des lieux inventés, mais dans un format qui risque d’en repousser plus d’un.

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Cette critique sera, je vous l’avoue, un peu injuste envers l’excellent travail de Maude Deschênes-Pradet dont la thèse vient d’être publiée chez Lévesque éditeur. Après tout, ce n’est pas de sa faute si l’Institution demande à ses membres de se plier à certaines règles non écrites, l’une d’entre elles étant de publier sa thèse pour ajouter une ligne au curriculum vitæ.

Je l’écrivais encore récemment, mais il est étrange de retrouver ce genre de publication aujourd’hui, alors que les thèses sont disponibles en ligne, et que ceux que ça intéresse savent déjà comment les consulter. Il faut dire que la thèse est un exercice particulier qui impose une forme à laquelle le civil ordinaire n’est pas nécessairement habitué. Pourquoi ne pas en revoir le format, en tirer quelque chose de condensé qui soit communicable et qui justifie qu’on l’imprime ?

Un des passages obligés de cette forme, ce sont les « chapitres théoriques » où l’on passe un temps fou à expliquer comment on va dire les choses avant de finalement se décider à dire quelque chose. Cette partie peut être d’un ennui propre à faire fuir 99 % des lecteurs. La conclusion de Deschênes-Pradet selon laquelle « l’approche géocritique permet bel et bien de dégager la spatialité inhérente aux lieux inventés » est un exemple-type de cette de réflexion. Qui se le demandait ?

Le démon de la théorie

Dans le cas d’Habiter l’imaginaire, la théorie est tout de même un des aspects les plus forts de l’ouvrage. Au long des 94 premières pages, Deschênes-Pradet met en place toute une réflexion sur l’espace littéraire, qui combine les travaux classiques de Maurice Blanchot, de Gaston Bachelard et d’Henri Lefebvre à ceux de Bertrand Westphal, de Michel Foucault ou de Gilles Deleuze et Félix Guattari.

Je viens de vous perdre en ne citant que des noms ? Ne vous inquiétez pas, je vous explique : l’idée centrale de la thèse de Deschênes-Pradet est de combiner deux approches théoriques, celle des théories de l’espace littéraire et celles, plus récentes, de la géocritique afin de montrer qu’il est possible d’étudier les espaces imaginaires qui se retrouvent dans les récits de science-fiction, un peu comme s’il s’agissait de lieux réels. La spatialité inventée serait, pour le résumer, en dialogue avec la spatialité réelle, et étudier l’un permet sans aucun doute d’éclairer l’autre.

Cette démonstration, en soi, est d’une grande utilité pour qui s’intéresse aux théories de l’espace en littérature. Cependant, comme je le disais tout à l’heure, la plupart des lecteurs n’en auront pas grand-chose d’autre à dire que : « Ah bon, d’accord. »

Pourquoi imprimer des thèses ?

Le corpus que choisit Deschênes-Pradet pour mener à bien sa réflexion vient encore obscurcir cette démonstration. Les Récits de Médilhault d’Anne Legault (1994), Les Baldwin de Serge Lamothe (2004), L’aigle des profondeurs d’Esther Rochon (2002) et Hôtel Olympia d’Élisabeth Vonarburg (2014) ne sont pas exactement des livres très étudiés, et le caractère québécois et peu connu des ouvrages tend à limiter la portée de ses démonstrations. Alors que l’autrice part d’une grande réflexion sur la spatialisation de la littérature, elle semble vouloir appliquer ces conclusions à quelques micro-cas de l’extrême contemporain au Québec.

Il est facile de lire l’intérêt de Deschênes-Pradet pour ce corpus négligé, et sa volonté de nous en montrer l’importance est sans doute louable, mais il y a là un problème d’échelle, de lectorat. À qui s’adresse-t-elle ? Le fan de science-fiction ira consulter les chapitres spécifiques, le théoricien de la littérature ira lire les chapitres théoriques, mais c’est comme si cette thèse n’était pas un livre.

Bien sûr, il ne faut pas blâmer Deschênes-Pradet, qui n’a fait que son travail, mais il y a de quoi être sceptique face à un éditeur qui publie un ouvrage condamné d’avance à n’être vendu qu’aux bibliothèques (et encore, elles ont l’acquisition tranquille ces derniers temps). Les thèses publiées et les actes de colloque sont deux exemples de pratiques qui devraient disparaître, mais à laquelle la logique subventionnaire contraint les gens de participer, tant parce qu’elle finance les éditeurs que parce qu’il faut publier pour accéder aux postes ou au financement.

C’est bien dommage parce que Deschênes-Pradet avait quelque chose à dire. Le format de ce livre l’éloigne de son public. Je ne sais pas qui gagne à ce jeu. La chercheuse sera peu lue alors que sa réflexion pourrait ratisser plus large. Il y avait deux livres dans Habiter l’imaginaire, un sur les théories de l’espace en littérature, un sur la science-fiction au Québec.

On parle souvent dans certains milieux de l’Université comme d’une « tour d’ivoire » déconnectée du « vrai monde ». C’est loin d’être vrai. Rien dans ce que Deschênes-Pradet n’écrit n’est obscur ou inaccessible. Il aurait malheureusement fallu imaginer une façon de le mettre en forme qui ne soit pas cette publication d’un exercice scolaire. ♦

Auteur·e·s
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Article au format PDF
Maude Deschênes-Pradet
Montréal, Lévesque
2019, 240 p., 29.00 $