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Ces jalousies qu'on ne saurait lire

Ces jalousies qu'on ne saurait lire

Dans Douleur sentimentale puante, collectif dirigé par Sara Hébert, la jalousie est décortiquée sous toutes ses facettes peu reluisantes, chacune se montrant différemment insidieuse.

Bande dessinée

Dans Douleur sentimentale puante, collectif dirigé par Sara Hébert, la jalousie est décortiquée sous toutes ses facettes peu reluisantes, chacune se montrant différemment insidieuse.

Le 7 novembre dernier, je me mêlais à une petite foule qui se pressait au deuxième étage du mythique Café Cléopâtre, haut lieu de la scène littéraire alternative. C’était le lancement de Douleur sentimentale puante, dernière publication de l’autrice et collagiste Sara Hébert. Artiste reconnue dans le réseau de l’édition indépendante pour ses fanzines (Brainwashée, ma pitoune, Salade de truie et Fru d’la plotte) ainsi que pour ses projets collaboratifs (la revue Filles missiles, les livres Caresses magiques), Hébert a fait sa marque en abordant de front tout ce qui concerne la sexualité et les relations amoureuses. L’humour grinçant marque la signature graphique de l’artiste, qui détourne les codes des rapports genrés en s’inspirant de l’esthétique des magazines féminins d’un autre temps pour mieux se les réapproprier grâce au collage et à la réécriture.

Pour son dernier projet, Hébert cherche à débusquer ce qui fonde et alimente la jalousie. Elle s’est ainsi entourée de huit autres artistes qui se prêtent à l’exercice de raconter un épisode bien réel de jalousie. La question du témoignage, cruciale dans la démarche féministe d’Hébert, formalise une perspective émancipatrice sur ces enjeux et permet de repenser les relations amoureuses ainsi que le rapport à la sexualité.

Juxtaposer les expériences

Les propositions pour aborder l’amour passionnel varient beaucoup dans l’ouvrage, tant dans les situations racontées que dans la forme qu’elles prennent. Certaines collaborations sont plus bigarrées: se succèdent les cartes de tarot illustrées et interprétées par Julie Delporte, la poésie de Pascale Bérubé ou encore une playlist commentée par Alexandre Fontaine Rousseau. D’autres artistes restent plus fidèles à l’idée que l’on se fait du témoignage et délaissent même la discipline pour laquelle ils sont reconnus au profit du récit pur: c’est le cas du bédéiste Jimmy Beaulieu et de l’autrice-compositrice-interprète Géraldine.

On peut imaginer le caractère malaisant qu’implique l’écriture de ces mises à nu: c’est gênant et vraiment pénible, la jalousie. Hébert a pourtant réussi à convaincre des artistes de son entourage de s’enfoncer dans le sujet, de se remémorer l’emprise que ce sentiment a pu avoir sur leur quotidien, leurs pensées, leur santé mentale.

Révéler son petit laid bien caché

L’objectif de se raconter, de révéler une véritable portion de soi — plutôt que celui d’intégrer une esthétique qui reprendrait et repousserait, dans le processus d’écriture, les motifs et les limites de la psyché jalouse — sous-tend le projet de l’ouvrage collectif. L’expérience vécue prime la construction littéraire, ce qui m’a poussée à me demander s’il était nécessaire que les contributeurs·trices soient des artistes, car les textes ne constituent pas nécessairement un ensemble, malgré leur présentation commune dans un même format convoquant les codes des magazines et ouvrages féminins.

Sauf que ce n’était pas l’intention derrière le projet d’Hébert, dont le travail artistique s’intéresse au témoignage et à l’expérience brute. Douleur sentimentale puante offre, dans ce processus de mise à nu des auteurs·trices, un espace de liberté qui révèle des jalousies sans les interpréter. Il ne faut donc pas s’attendre à un ensemble lisse; les différences dans les expériences sont mises de l’avant, et Sara Hébert a tablé sur l’authenticité des récits. L’ouvrage porte par conséquent la marque d’une démarche féministe visant à départager le vécu de ce qui est véhiculé dans les représentations, les discours sociaux ou les stéréotypes de genre.

«ça arrive et ça arrive fort»

Une autre réussite de Douleur sentimentale puante est de traquer sans ambages la virulence de la jalousie. Il y a une volonté de rendre des comptes, de purger quelque chose de douloureusement tenace. Dans plusieurs cas, le caractère irrationnel des comptabilités affectives que s’infligent les protagonistes des récits nous fait suivre les spirales mentales du ressenti jaloux, sans jamais perdre de vue qu’il s’agit de distorsions cognitives souvent aussi absurdes qu’abyssales.

Les artistes du collectif nous placent dans la position d’une personne jalouse: ils nous plongent dans sa douleur, mais ne l’excusent pas. D’emblée, le ton moqueur et ironique instauré par la facture graphique de l’ouvrage relativise les récits et imprègne d’une humilité bien nécessaire cette prise de parole.

On se passerait bien d’épisodes jaloux dans sa vie, mais certainement pas du regard posé par Hébert et ses comparses sur le sujet.

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Sara Hébert
Montréal, Somme toute
2019, 22,95 p., 22.95 $