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Cénotaphe

Un roman de la route dont les pérégrinations sont aquatiques: telle aurait pu être la catégorisation générique du Livre des mers anciennes.

Thématique·s
Roman

Un roman de la route dont les pérégrinations sont aquatiques: telle aurait pu être la catégorisation générique du Livre des mers anciennes.

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Par son imaginaire insulaire et marin, l’œuvre n’a pas rien à voir avec Farö (Triptyque, 2016), le premier ouvrage de Marie-Christine Boyer. On pourrait dire de son personnage principal solitaire qu’il a toutes les apparences d’une figure gémellaire du grand-père absent, autour duquel tourne ce nouveau roman. Mais alors que Farö montrait un homme esseulé entouré de grands espaces vides, le grand-père du Livre des mers anciennes est inversement la béance au centre de la quête de la protagoniste, Clara, sa petite-fille.
 

De cet homme qui a quitté sa famille, de cet être renfermé, à la fois «marin, capitaine, grand-père de Clara, inventeur des mers anciennes, cartographe des rêves, mystificateur, géologue du passé, voyageur, poète», Clara ne sait presque rien. Hormis un ensemble de légendes et de silences réservés, elle n’a hérité de lui que du «livre des mers anciennes», cet étrange recueil manuscrit de plans d’eau imaginaires qui révèle la part rêveuse de cet homme discret, et décide la protagoniste à se lancer sur ses traces.

(C)argo

Les traversées que Clara entame évoquent des bateaux pas moins anciens que les étendues d’eau décrites dans les manuscrits de son aïeul. Pour entreprendre son périple, elle s’embarque à bord de l’Argonaute, un cargo qui «charge des marchandises le long de la côte et les transporte par la côte du Nord jusqu’aux ports les plus éloignés quand la saison le permet, avant de refaire le même trajet en sens inverse». Difficile de ne pas reconnaître, tant dans l’aller-retour que dans le nom du navire, la fameuse embarcation de Jason et de ses compagnons. Le livre des mers anciennes est ainsi une forme de «néo-épopée». La protagoniste de Boyer n’a pas la superbe des héros d’antan, mais elle a gagné au change en acquérant notamment l’usage de son propre «je». Aussi différente soit la poétique de l’ouvrage, sa structure, au fond, reste semblable à celle du mythe. Elle l’inscrit aussi sous le signe de l’Odyssée homérique: d’un voyage et de ses multiples étapes émerge la reconquête d’une identité perdue, et c’est par les vertus de l’éloignement que le foyer familial reprend sens et valeur.

Cette épopée du Nord, que Boyer noyaute autour des questions de filiation et d’identité, n’est pas loin de rappeler au souvenir des lecteur·rices un autre navire, celui de Thésée, vaisseau antique qui donne son nom à un célèbre paradoxe: il incite à imaginer une embarcation dont toutes les planches sont progressivement remplacées. L’exercice, qui remet en cause l’identité du paquebot lui-même à partir du moment où les matériaux d’origine ont été permutés, permet par analogie de mettre en doute le processus par lequel Clara se transforme peu à peu au contact des autres, lors de son expérience de la traversée.

Faire des vagues

Le rôle central du divin dans le roman participe aussi à la rénovation de l’imaginaire épique par le texte. Proches des phénomènes naturels, les dieux de la culture grecque ne sont pas des entités inaccessibles, mais des êtres faillibles, émotifs, autant responsables du destin des personnages que disposés à subir leur influence. Dans le livre de Boyer, c’est cependant l’ancêtre qui semble occuper cette place, le grand-père incarnant la figure mythologique déchue de l’œuvre. Peut-être est-ce de cette analogie que dépend la solidarité qui se développe entre Clara et Jon, un prêtre également à bord du cargo. En dépit de leurs divergences de croyances et de leur étrangeté mutuelle, les deux personnages nourrissent une complicité respectueuse fondée sur une mise à l’épreuve de leur foi, aussi nécessaire que fragile, en un être absent, mais puissant.

L’une des forces indisputables du Livre des mers anciennes est sans doute l’expression, très recherchée sans pour autant être précieuse. Le rythme du roman fluctue également en cadence avec les déplacements de Clara, et l’écriture suit le tempo de la protagoniste: tandis qu’avant le départ, la prose s’enroule dans une forme de statisme, et que le voyage en bateau l’ancre dans une sorte de tangage qui mime la houle des vagues, l’étendue de route que parcourt ensuite Clara transforme le texte en long déroulement libéré. Boyer le sait: «C’est une autre partition, la musique a changé […]. En voulant s’amarrer à l’une ou l’autre rive, on flotte entre deux eaux, les nouveaux pays ne peuvent qu’être inventés.» Mais si Le livre des mers anciennes est le fruit d’un ouvrage minutieux, il reste néanmoins très lisse. C’est là sans doute le reproche qu’on peut formuler: il manque parfois des remous dans les mers anciennes que nous propose le titre.

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Marie-Christine Boyer
Montréal, Triptyque
2021, 192 p., 25.95 $