Aller au contenu principal

Ce qui, pour Juju La Terreur, se rapprochera le plus d'une participation à MTV CRIBS

Ce qui, pour Juju La Terreur, se rapprochera le plus d'une participation à MTV CRIBS
Thématique·s
Une chambre à soi?
Thématique·s

N’oubliez pas d’inventer votre vie.
– Michel Foucault

J’ai peur qu’une personne entre par effraction chez moi, et qu’alors mes chats se sauvent et se perdent. Les rares fois où je découche, incapable de m’endormir, j’imagine m’acheter des caméras pour surveiller mes bébés pendant mon absence. Je vérifie sur internet. Il y en a des pas trop chères. Elles se contrôlent avec un téléphone. Mais il y a tout de même des limites. Je ne veux pas me transformer en police. Ma réaction face à l’éventualité qu’une personne entre par effraction dans mon appartement et que mes chats se perdent est de l’hypervigilance typiquement Guy. Ma mère vient me chercher en voiture et, à la lumière rouge au coin de Sainte-Catherine, elle pense à mon four. L’ai-je éteint? Je n’ai pourtant rien cuisiné ce matin, peut-être même pas hier. Nous rebroussons chemin pour aller vérifier. Autrement, jusqu’à mon retour, ce serait l’angoisse pour nous deux. L’appartement va-t-il brûler à cause d’un banal oubli?

Ces hantises se manifestent sous diverses formes. Avec le temps, des inquiétudes s’estompent et d’autres apparaissent. Il suffit d’une histoire entendue au vol, et voilà que surgit une éventuelle catastrophe à éviter. C’est la vie. J’ai appris à accepter et à reconnaître les différentes instances de ce phénomène. L’obsession liée à l’entrée par effraction s’est déclenchée l’an passé, après le troisième confinement. Elle a la particularité de découler d’un changement positif chez moi, je crois, qu’il faudrait simplement canaliser autrement: je prends soin de ma chambre maintenant.

Avant l’arrivée des chats, je n’écrivais que rarement dans mon studio. Il me fallait sortir dans les bars et les cafés. Je supportais mal la solitude (mais j’étais – et je demeure – trop rigide pour la colocation). Avant l’arrivée des chats, à vrai dire, je n’écrivais pas beaucoup. Je me dégoûtais trop. Il est curieux que j’aie terminé mon premier livre dans cet état. Il m’a fallu boire et prendre des narcotiques pour y arriver. En fait, il me fallait boire et prendre des drogues pour performer en général. Je passais la majeure partie de mon temps libre dans mon lit, de préférence avec les gens qui voulaient bien m’accompagner.

Ce n’était pas une affaire de sexe, nous ne couchions que très rarement ensemble. Mais je laissais n’importe qui entrer chez moi et faire n’importe quoi. Le plus souvent, les gens étaient respectueux et c’est moi qui lançais de la bière sur mes murs, laissais la musique jouer à toute heure et rachetais de la coke tôt le matin, espérant amuser mes invité·es et retarder leur départ.

Capri est arrivée, et je ne me suis pas levé beaucoup plus souvent. Elle me trouvait déprimant et le faisait savoir. Depuis que j’ai arrêté de consommer et commencé les médicaments, son attitude a changé. Elle ne miaule que rarement à tue-tête. Elle ne me mord plus les mollets. J’étais sobre au moment d’adopter Méo. Ça aurait été une catastrophe de m’occuper de lui avant. Il pisse sur le sol quand il est contrarié.

Il y a huit ans, l’appartement venait semi-meublé et je trouvais ça pratique. Je ne pensais pas y rester longtemps. Je risquais de déménager sous peu avec mon amoureuse de l’époque, à Saint-Hubert. Elle trouvait que je tardais. Après deux ans sur la route avec mon groupe de musique, n’étais-je pas rendu là? Elle m’avait attendu. Nous avions une différence d’âge qui paraît durant la vingtaine, qu’elle terminait et que j’entamais, et que nous ne soyons pas rendus à la même place semblait la raison valable pour tout le monde – surtout moi-même –, qui justifiait mon manque de motivation à m’installer avec elle.

Nous quitter fut difficile puisque nous nous entendions bien et que nous ne nous avouions pas une chose simple dont l’acceptation relève du respect plutôt que de l’échec – contrairement à ce que l’hétéronormativité voudrait nous faire croire: nos modes de vie ne s’accordaient pas. J’étais la principale cause de cet aveuglement. Je croyais qu’un jour, je me réveillerais et que quelque chose en moi se serait apaisé. Je serais alors prêt à vivre d’une autre façon, qui correspondrait à une manière souhaitable d’organiser sa vie – contrairement à ce que je faisais et qui ne pouvait mener qu’à l’autodestruction. Lorsque vient le temps de m’inventer, je manque parfois cruellement d’imagination. (Beaucoup ont profité de cet égarement pour m’imposer l’identité qui les servait. Peu importe ce qui cause cette faiblesse, j’en veux à celleux qui me la font d’autant plus subir.)

Après avoir abandonné la saison trois de RuPaul’s Drag Race All Stars, la drag queen BenDeLaCreme expliquait que sa passion pour le drag est telle qu’elle pratique cet art depuis l’époque où ça lui valait d’être dédaignée et ostracisée en permanence, autant par la communauté straight que par la communauté gaie. J’admire les gens qui sont, comme elle, capables d’affronter d’emblée les pertes que la société leur impose pour se respecter. Grâce à iels, le monde s’ouvre, devient plus habitable. Moi, je suis une créature crédule, et souvent en retard parce que lente à s’assumer. J’aimerais garder le cap. Je trouve tout de même dangereux que le climat social mette en péril des besoins aussi vitaux.

Certain·es m’ont reproché, après la sortie de mon dernier livre, de ne pas leur avoir confié avant ce que j’y dévoile à propos de ma santé mentale et de ma sexualité. Encore un peu lâche, je me contente de répondre que ce n’est pas personnel, ce qui est vrai, mais évite le nœud: je ne crois pas que je serais arrivé à ces confessions autrement que par le privilège de la littérature, qui m’a permis d’exprimer ce qui m’était autrement difficile à saisir. Et donc, si je n’avais eu cet outil, que la majorité n’a pas, et qui ne convient pas à toustes, qu’est-ce qui me serait arrivé? Hypothèse: je me serais noyé.

À mon arrivée sur la rue Letourneux, mes parents pensaient que le studio avait servi de Airbnb, puisqu’il contenait aussi de la vaisselle. C’était une théorie qui se tenait. Quelques mois plus tard, dans des circonstances que j’oublie, ma propriétaire m’a avoué que les meubles appartenaient à l’ancien locataire, qui était mort subitement après avoir vécu dix ans dans le logement. Ce détail a longtemps écœuré mes visiteur·ses. Moi, les meubles de Michel m’ont servi d’excuses. Tanné·es de m’entendre me plaindre à propos du manque de rangement, de la couleur des chaises, des luminaires laids, mes ami·es me sommaient de réorganiser l’espace et je disais: Je ne peux pas. Le bail dit que je dois garder les meubles du mort, ce qui était plus ou moins vrai. J’ajoutais: Je ne resterai pas ici longtemps anyway. Et les ami·es, pas con·nes, me répondaient: Tu es déjà ici depuis longtemps.

J’avais une relation toxique au contrôle, que je cherchais dans toute source externe, mais que je refusais lorsque la responsabilité m’en incombait. La porte du garde-robe qui ne fermait pas continuerait de me faire sacrer puisque je n’irais jamais sur YouTube comprendre comment l’arranger avec juste un tournevis, mais si je prenais telle dose de Kratom à telle heure, peut-être arriverais-je à écrire tel nombre de pages, et à dormir tel nombre d’heures après tel nombre de bières, si j’ouvrais les fenêtres un peu, mais pas trop et que je méditais assez pour que mon anxiété ne me garde pas éveillé toute la nuit avant d’aller travailler au cégep.

Au moment où j’ai trouvé le nœud de mon deuxième livre, Pas besoin d’ennemis, l’aloès que je tenais entre la vie et la mort depuis mon emménagement a rendu l’âme. La veille, j’avais rêvé qu’on déconstruisait la maison de mon enfance pour en bâtir trois nouvelles. Des fantômes et des monstres en sortaient. Ça n’avait rien d’épeurant. Dans un cahier, j’ai écrit: Je suis de celleux pour qui l’écriture est une prothèse qui permet de redéfinir ses rapports aux affects, au relationnel et à l’identité. En ce sens, j’y trouve ce que j’espérais trouver – ce que j’espère encore parfois trouver, ce que je trouve de moins en moins – dans les drogues et les expériences qu’elles procurent. Pour écrire ce livre, j’ai dû condamner des portes que je refusais de fermer, couper des liens qui brimaient mon intégrité physique et mentale, et arrêter d’agir selon de multiples éventualités à prévoir qui arriveront peut-être quand même. J’ai dû réapprendre à vivre en gardant en tête que: le futur est maintenant, je suis le barbouillage que je suis, la terre brûle. J’ai dû arrêter de socialiser à travers les drogues et l’alcool. J’ai dû arrêter de laisser n’importe qui entrer dans mon studio, ce qui signifie que oui, je passe beaucoup de temps seul avec Capri et Méo. Une partie de mes ancien·nes ami·es n’aime pas ça. Déjà, parfois, iels jouent aux revenant·es. Je les entends grogner au loin. Je serai armé pour me défendre lorsque les zombies viendront cogner.

Entre-temps, j’ai appelé mes propriétaires. Ils ont accepté que je me débarrasse de plusieurs meubles du mort. Les derniers mois de confinement m’ont permis de réaménager mon studio, qui ressemble maintenant à un Polly Pocket grand format (c’est dire que les couleurs pastel et le doré y prédominent). Mon bureau ne fait plus face à un mur. Face à la fenêtre avant, il est le poste de pilotage de mon petit vaisseau. Je n’ai pas spécialement espoir en l’avenir – comment pourrait-il en être autrement? je le répète: la terre brûle – mais, pour l’instant, je tiens une chose que j’aimerais qu’on ne détruise pas. Et même si ce désir en est un qui suscite encore de l’anxiété, ce repaire a quelque chose de reposant.

 


Julien Guy-Béland est né et vit à Montréal. Ses deux livres, Pas besoin d’ennemis (2022) et Vos voix ne nous atteindront plus (2019), ont été publiés aux éditions Héliotrope.

Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF