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Ce qu'est nommer

Après un exil de plusieurs années à Marseille, qui l’a éloignée d’une histoire familiale douloureuse et l’a rapprochée des virus sur lesquels elle travaille, Sadie doit revenir à Montréal.

Thématique·s
Roman

Après un exil de plusieurs années à Marseille, qui l’a éloignée d’une histoire familiale douloureuse et l’a rapprochée des virus sur lesquels elle travaille, Sadie doit revenir à Montréal.

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Dans ce roman de «désapprentissage», c’est la parole qui devra être prise et, surtout, déprise jusqu’à ce qu’à la toute fin (n’en disons pas trop), elle se mue en un appel sans syntaxe. Car dire, mais surtout nommer, dans Sadie X, est pratiquement un acte magique. L’avertissement qui précède le livre et explique sa genèse nous le laisse présager: c’est en grande partie par la désignation que nous prenons forme. D’ailleurs, ce n’est sans doute pas pour rien que le mentor de Sadie s’appelle Régnier, homophone de «régner», comme il le fait sur son laboratoire et sur la pensée qui s’y déploie. Partant de la découverte (réelle) des pandoravirus, Clara Dupuis-Morency nous met en garde: «[C]’est ce nom […], c’est-à-dire la tentative de cerner cette découverte […] pour laquelle la science n’a pas encore de langage adéquat, qui en fait un matériau déjà littéraire, un moment où la pensée se met en scène.»

Le chat de Schrödinger, le démon de Maxwell, le bateau de Galilée, les paradoxes de Zénon, l’hôtel de Hilbert… Au fond, toutes ces expériences de pensée ont deux choses en commun. D’abord, elles nous rappellent que la science convoque un carrousel d’images, de métaphores et d’allégories pour devenir traduisible, communicable. Elles soulignent également à quel point l’histoire des idées et des découvertes scientifiques est composée d’une longue suite de figures masculines qui ont fondé leur postérité en nommant leurs hypothèses à partir de leur patronyme. Séduite par le potentiel romanesque de la recherche scientifique, l’autrice n’a pas pour autant l’intention de souscrire à cette fiction patriarcale.

Née sous X

En effet, dans Sadie X, un mouvement différent est à l’œuvre, puisqu’on ne sait pas bien si l’héroïne donne son nom au virus ou lui emprunte plutôt le sien (après tout, Sadie X est un homophone de «ça dit X»). Devant un nouveau variant déniché à Montréal, et qu’elle n’arrive pas à désigner, Sadie se résout à compulser des formulaires universitaires en remplissant des sections de la simple mention «X». Ces petites croix – les mêmes, peut-être, qui divisent le livre en parties –, comme celle qui tient lieu de nom à Sadie, instaurent une réciprocité dans le geste, qu’on ne trouvait pas lorsque Régnier baptisait le premier virus géant, dont le nom est une référence à un mythe sexiste, comme le rappelle la romancière.

Mais ce déplacement du nom est plus qu’une inscription dans la lignée virale: il est aussi une façon de s’extraire de sa propre généalogie. Car le roman de Dupuis-Morency ne traite pas que des familles de virus: il s’attaque également à la filiation humaine. À travers la relation problématique que Sadie entretient avec ses parents se déploie une pensée de la transmission qui s’oppose au mode de reproduction du virus (lequel n’a pas besoin de fécondation, mais d’hôtes pour survivre). Entre ces deux modèles, celle qui préférerait manifestement être «née sous X» favorise très clairement le second. Cela éclaire peut-être le désir insistant qu’a la narratrice de peindre une galerie de personnages qui gravitent autour de Sadie, tels les membres d’une famille d’élection liée davantage aux boîtes de nuit qu’aux boîtes de Pandore.

Mythologies du virus

Ainsi, Dupuis-Morency développe une pensée extrêmement nuancée et instruite, mais elle n’omet jamais de laisser place à une trame narrative finement ficelée. Il y a quelque chose de rafraîchissant dans Sadie X, notamment dans sa manière d’aborder le virus, moins comme thème ou sujet (même si c’en est un et qu’il s’avère central) que comme matrice poétique et épistémique. L’œuvre s’inscrit à rebours des tendances souvent moins littéraires que critiques qu’on observe depuis la pandémie. Elle oppose au réflexe de relire chaque parution à travers le prisme du virus l’idée inverse: relire le virus, décoder celui-ci à l’aune de notre présent. De cette manière, le pandoravirus n’est pas qu’un objet de recherche, mais un véhicule de mutation de la pensée, du genre, du désir,etc.

Sorte de sésame, le virus n’ouvre certainement pas toutes les portes – ou les boîtes, pour rester fidèle à son nom. C’est plutôt une attitude que sa présence préconise, celle adoptée par un·e interprète prêt·e à se laisser surprendre. Un rapport au langage, et plus précisément à la traduction, se déploie donc à travers et grâce à lui. Et si les virus géants étudiés par la protagoniste ne s’attaquent pas aux humains, l’émerveillement de l’héroïne face à ce qui est autre, pour sa part, est proprement contagieux.

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Clara Dupuis-Morency
Montréal, Héliotrope
2021, 288 p., 24.95 $