Aller au contenu principal

À Catherine, cette héroïne... qui ne m'aura pas sauvé la vie

À Catherine, cette héroïne... qui ne m'aura pas sauvé la vie
Portrait

Quand j’entends le nom de Catherine, je pense à un portrait qui ne se fera jamais. C’est ce que j’ai dit récemment à mon amie Chloé alors qu’on parlait de nos thèses qui donnent parfois l’impression, elles aussi, de ne pas se faire. Pourtant, le lien est là: entre Catherine, les alliées qui écrivent en écho à celles qu’elles aiment et les rêves qu’on se raconte, au fil des jours, pour résister un peu au temps de l’université.

Je ne compte plus les fois où j’ai entendu «Catherine» en sachant que c’était bien d’elle dont il était question. Quelque chose de l’anecdote, d’une rumeur qui ne me réconforte pas. J’ai souvent souhaité que les gens se taisent et qu’ils la lisent, la lisent encore; qu’ils reprennent tous ses textes à rebours, dans le désordre, en commençant par la fin ou le milieu, mais qu’ils se taisent enfin. Que la littérature prenne toute la place et qu’on cesse de quémander au grand miroir de la vie banale qui, d’entre nous, détient la plus belle histoire de Catherine.

J’écris cela, mais je ne sais pas si j’y crois. J’aime, moi aussi, savoir qu’elle est là. J’aime qu’on dise qu’elle portait des lunettes de soleil lors d’une conférence, qu’on puisse deviner sa présence par un parfum qui change, mais qui redonne à Montréal la grandeur plutôt sauvage d’un jardin anglais. J’aime qu’elle ait cette voix, inimitable, que mes amies et moi nous amusons quand même à imiter. Une voix qui ne va pas sans le mouvement saccadé des gestes, les pauses qui donnent envie qu’elle reprenne la cadence. J’aime qu’elle donne suite aux lettres, qu’elle se prête aux rendez-vous, qu’elle attire les confidences. J’aime avoir appris l’existence d’Hervé Guibert, de Christine Angot, de Sarah Schulman et de Diamanda Galas dans ses cours où prendre des notes me paraissait ridicule tellement j’étais happée par elle qui s’asseyait au même niveau que nous pour parler de textes et de films qui, visiblement, la touchaient.

J’aime comment apparaissent les noms importants de Martine Audet, de Nicole Brossard et d’Anne-Marie Alonzo dans une tirade de Sappho-Didon Apostasias, la narratrice de Ça va aller que j’imagine en larmes, claquant la porte de sa totote, chaque fois que je traverse l’avenue Outremont. J’aime que le ciel de Catherine soit mauve, qu’il vire au violet, et que la maison de tôle devienne le lieu des flammes. J’aime qu’il y ait des filles partout dans ses livres. Qu’elles soient toutes légèrement insupportables. Intelligentes, impérieuses et romantiques. Je pense à Éva, Lazare, Olga-Mélie, Victoire, Louise, Heaven, Pearl, Érina, Clarisse… J’aime qu’elles soient psychanalyste, oiseau de malheur, âme sœur, pilote de ligne, chef de bande, chirurgienne, gardienne de château, pleureuse et parturiente sans que rien leur soit enlevé. Pas même l’amour. Que Catherine leur donne à chacune tous les droits, tout l’espace qu’il faut pour être à la fois crainte et admirée. J’aime que leurs histoires soient comme des rêves: à la frontière du tragique et du lubrique. Que le passé et le présent soient lourds, lourds, lourds, mais que l’avenir réussisse quand même à voler aux pierres tombales leurs couronnes de fleurs.

J’aime que les narratrices m’emportent. Qu’elles m’essoufflent et me fassent rire. Qu’elles m’emmènent avec elles du désert de l’Arizona à Amsterdam, mais que la Grèce soit encore à venir. J’aime qu’il y ait une petite place, malgré les chagrins et les fantômes, pour l’attente et les promesses. Que cela circule… comme la narratrice de La ballade d’Ali Baba qui prend, en pleine tempête, le chemin de Key West en nous faisant traverser quatre saisons en deux jours. Nous permettant de fuir avec elle.

Photo : Sandra Lachance

Photo : Sandra Lachance

Moi qui ne suis pas du tout actrice, je me plais à déclamer les premières et dernières lignes de Fleurs de crachat. Au salon, devant quelques élues ou bien seule, en me séchant les cheveux, je m’amuse. Ses mots agissent sur moi comme une musique, me promettant la beauté d’une fin qui s’étire. D’une fin qui, au lieu de finir, se lance en l’air et monte en neige. «Que le manège infâme ne s’arrête pas…», c’est bien là une formule que je répète à tout vent, et qui, avec le temps, continue de trouver de nouvelles résonances. Pourtant, si je redis les mêmes mots, si je m’entête à voir des vérités là où il n’y a que du jeu, c’est peut-être pour oublier ce rendez-vous que j’ai manqué, il y a quelques années. Catherine avait été invitée à la librairie Raffin, sur la Plaza St-Hubert, pour donner corps à Flore Forget, ma narratrice, mon héroïne. Celle qui devait m’accompagner est tombée malade. «Flore forgives but she never forgets.»

Lire Catherine, c’est se nourrir de signes. À l’image de cette femme qui regarde Albertine dans À la recherche du temps perdu et dont on eût dit qu’elle lui faisait des signes comme à l’aide d’un phare, je tourne les pages en éclaireuse. Et si ce n’est pas paisible, ce n’est pas la faute à la mort qui rôde d’un livre à l’autre. Je crois qu’il faut plutôt blâmer l’amour qu’elle donne tout entier, dans sa forme la plus brute: un amour cannibale et mélancolique dont la seule mesure est d’aller trop loin.

Dans l’un des portraits de femmes qu’elle écrit pour le magazine Vogue, Duras ordonne aux lectrices d’imaginer des filiations impossibles. Imaginez, dit-elle. De qui Jeanne Moreau serait la petite-fille? Et Delphine Seyrig? Comme si elle se tenait debout face à un gros chaudron dans lequel elle ajouterait, un à un, les ingrédients d’une potion magique, Duras n’hésite pas. Elle ouvre grand les possibles et lance des sorts: Stendhal! Proust! Deux écrivains à qui elle donne aussitôt deux compagnons: Alain Resnais! Louis Malle! Or, le jeu de Duras vise moins à créer des monstres de fiction qu’à faire venir les femmes d’ailleurs, «par le haut», comme l’écrit Bersianik dans L’Euguélionne.

 

Photo : Sandra LachancePhoto : Sandra Lachance

 

J’aurais peut-être voulu jouer avec vous, Catherine. Même en sachant qui de nous deux gagnerait, car au jeu des filiations, vous avez inventé vos propres règles. Vous nous avez fait réfléchir à nos envies d’Antigone, de Clytemnestre. Vous y avez semé le doute aussi. Oui, j’aurais sans doute voulu jouer avec vous, mais j’imaginerai plutôt vos gestes. Puisque, secrètement, je me demande comment vous êtes avec les agents de bord, les gens d’hôtel. Si vous buvez du champagne comme ça, pour rien. S’il vous arrive de descendre la rue Saint-Urbain vers le Vieux-Montréal pour voir le fleuve ou les feux d’artifice; vous imaginer qu’il s’agit du Pacifique et d’étoiles filantes.

Vous le savez déjà: les liens qui m’intéressent se limitent souvent aux trajectoires entre les gens et les lieux, à cette façon de créer un paysage autour de celles que j’aime. Alors si je pouvais tracer des lignes autour de vous, je commencerais par le long couloir du 8e étage du pavillon Jean-Brillant de l’Université de Montréal. Ensuite, ce serait chacune des phrases lues après avoir dessiné de petits cercles dans les marges de vos textes. Des phrases d’Oscar Wilde, d’Edgar Allan Poe. En surimpression, il y aurait les traits de pinceau qui forment le visage de Catharina van Hemessen, cette artiste hollandaise du XVIe siècle en qui vous dites vous être reconnue. Puis, tout de suite, apparaîtraient les lignes noires que vous dessinez sur vos paupières et qui me font penser aux routes américaines par lesquelles passent et repassent vos narratrices. Il y aurait évidemment le fil des araignées, leurs toiles. Faut-il encore dire pourquoi?

Vous avez écrit quelque part que les énonciations multiples, fictives, les dédoublements et les redoublements d’identités vous permettaient d’imaginer un monde où les filles existeraient et où vous auriez, vous aussi, droit de cité. Vous avez écrit ailleurs que vous tuez vos idoles, à petit feu, dans chaque imitation, chaque geste, pour pouvoir prendre leur place…

J’ai été ravie quand, dans un autre texte, vous disiez avoir rêvé, très jeune, d’être Duras, mais que vous étiez plutôt Yann Andréa: une lectrice qui écrit. À mes amies les plus chères, vous avez dit qu’elles avaient une voix, qu’il fallait écrire ensemble. C’est en lisant «Le goût de l’autre», un article écrit avec Martine Delvaux, et Ventriloquies que j’ai compris que l’écriture était une question de proximité: que la collaboration n’est pas une fiction théorique. Que les femmes peuvent sauter du radeau de la Méduse à l’Arche de Noé et enjamber les canyons. Que les affinités peuvent être éphémères puisque les textes, eux, ne disparaissent pas.

Vous l’avez dit: dans la fin, quelque chose continue.

Quand je pense à vous, je pense donc à une littérature qui déraille, qui fredonne et qui avance langoureusement en me faisant faire de lents zigzags. Je pense à votre «Catherine’s Manifesto» que vous dédiez à votre chienne, à votre propre chatte et à celles de toutes vos copines de combat. Je pense aussi, malgré moi, à vos narratrices qui forment une sorte de constellation. De petits éclats que je relie à d’autres et qui me font comprendre pourquoi, à la fin d’Oscar De Profundis, l’un des personnages décide de mourir en lisant The Great Gatsby. Parce qu’au bout du rêve, de l’autre côté de la rive, il y a une lumière qui clignote.

Elle était verte pour Gatsby. Mais pour moi, vue d’ici, elle est toujours mauve.♦

 


Valérie Lebrun termine un doctorat en littérature avec Martine Delvaux. Mis à part les aéroports, ses amies, la soie noire et les draps blancs, elle n’a qu’un seul intérêt: l’impossible amour.

Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF