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Caniules et républiques imaginaires

Caniules et républiques imaginaires

Il y a des républiques qui se font avec le minimum de conviction. Celle qui est nécessaire, par exemple, à l’adolescent pour s’arroger la souveraineté du sous-sol de ses parents. Dans Pinsonia (1500-2011), Lasnes médite oisivement sur les demi-nations et autres chimères éphémères.

Roman

Il y a des républiques qui se font avec le minimum de conviction. Celle qui est nécessaire, par exemple, à l’adolescent pour s’arroger la souveraineté du sous-sol de ses parents. Dans Pinsonia (1500-2011), Lasnes médite oisivement sur les demi-nations et autres chimères éphémères.

Curieux roman que cet hybride croisant une vie où les carrefours sont des culs-de-sac à un scénario de film historique propagandiste. Le cynisme y suinte dans une langueur mélancolique, et l’on ne s’étonne pas de trouver les titres de nombreuses pistes de Sonic Youth, en exergue des épisodes de la vie du nécrologue désabusé, Paco Fater, narrateur de la moitié du récit. Dans une république bananière inspirée de la défunte Counani (bande de terre que se disputaient mollement la Guyane française et le Brésil jusqu’à une courte indépendance de moins de vingt-cinq ans ayant pris fin au début du XXe siècle), Paco enchaîne les petites combines dans le but avoué de mettre les voiles vers New York pour n’en jamais revenir.

Aussi nonchalant dans son rapport aux autres qu’envers les révoltes qui menacent de renverser les autocrates gouvernant son pays de cocagne, Paco subit sa vie comme une canicule poisseuse qui n’aurait pas de fin. Ce jusqu’au jour où le décès d’un ami, dont il n’était au demeurant pas si proche, va lui fournir une chance de quitter le merdier dans lequel il a toujours vécu. En possession d’informations sensibles, saura-t-il marchander avec les bonnes personnes pour en tirer une cagnotte suffisante qui financera son exil? À cette intrigue de roman noir se mêlent les différentes scènes d’un scénario de film censé raconter la naissance de la République de Pinsonia par le biais de ses grandes figures. C’est peut-être là qu’est le plus intéressant, dans ce troisième livre de Lasnes, qui mélange assez habilement Histoire et fiction, traficote de grandes et célèbres figures pour grossir le fallacieux curriculum vitæ d’un pays fictif.

Scénario pour un récit national

D’une typographie à l’autre, le lecteur passe de la vie de Paco aux différents tableaux pseudo-historiques du documentaire patriotique, rédigés à la machine à écrire. La police de caractère, l’agencement des paragraphes, les dates et les bonds entre les époques, tout concourt à restituer l’impression qu’on a entre les mains un scénario mystérieux, et dont le fil conducteur demeurera encore obscur un bon moment. Le procédé est chaque fois le même, on mélange faits historiques avérés et inventions servant le récit national en cours de fabrication. Cela donne des scènes clichées au possible et rédigées dans un style souvent télégraphique (et vraisemblablement voulues comme telles par l’auteur), empruntant tant aux mythes de l’exploration du Nouveau Monde qu’à ceux du Far West. L’honneur de figurer en scène d’ouverture est accordé à un oublié de l’histoire de l’exploration, l’infortuné Pinzon, un homme dont les exploits ont été maintenus dans l’ombre de Christophe Colomb et ce, par-delà la mort. À la manière d’une relation, cette scène rejoue la première rencontre entre les peuplades «sauvages» de l’Amérique et leurs «distingués découvreurs». Peu à peu, on se met à douter du caractère historique du document, la piste d’indices patiemment dissimulés révélant la part de propagande grossière qui s’y cache.

Ambiances fugaces

Le second arrêt sur image est consacré à la négociation du traité d’Utrecht, où se joue le destin politique de territoires immenses et prioritaires, dont la minuscule zone contestée — le sujet de ce roman — ne fait vraiment pas partie. Simple codicille à l’alinéa, le sort de la future République de Counani est décidé sans grande attention «autour d’un festin et de bonnes bouteilles». La table est mise et le ton choisi pour ce qui va suivre, soit les négociations de chercheurs d’or attablés dans des tripots, les politiciens idéalistes dont ne feront qu’une bouchée ceux qui n’ont pour seule valeur que l’intérêt.

Fait d’ambiances soignées, exploitant bien l’ellipse et ne s’appesantissant jamais, Pinsonia (1500-2011) préserve l’intérêt de son lecteur tout du long, sans pourtant laisser des sillons profonds dans sa mémoire. Quelque chose n’y vit pas assez, comme si hors des cadres bien délimités des tableaux, on ne pouvait percevoir la totalité du monde. Belles et fugaces impressions qui nous donnent envie de voyager plus avant dans ces parages méconnus du monde, que ce soit en allant y déployer le grand angle de son propre regard ou en continuant de tourner encore et toujours plus de pages. ♦

Auteur·e·s
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Rodolphe Lasnes
Montréal, Leméac
2018, 240 p., 25.95 $