Aller au contenu principal

Canapés

Micro-essai
Thématique·s

La plupart du temps, l’essai est vu comme un hors-d’œuvre. On le tolère ou l’apprécie à la manière d’un bol posé sur la table, rempli d’olives. Il se présente humblement comme l’accompagnement d’une démarche principale, celle du romancier, du poète, de l’artiste ou de l’être d’action sociale, politique. C’est le carnet dénoué des créateurs, le journal engagé des combattants.

Il s’agit en quelque sorte de la version laïque et moderne des confessions. L’essai a d’emblée quelque chose à voir, pour l’autrice, l’auteur, avec la possibilité de se confier, de se mettre à nu. Et pour la lectrice, le lecteur, il est lié au fantasme d’un accès privilégié, plus authentique, sans maquillage, à telle figure culturelle qui lui murmurerait directement ses secrets, en aparté.

Il n’est pas si étonnant que je sois simultanément essayiste et psychanalyste. Ce sont peut-être les deux seuls métiers qui font des confidences un art en soi, les deux métiers pour qui elles ne sont plus secondaires.

Il m’arrive d’y voir des affinités avec certaines pratiques du prologue, qui présente l’œuvre à laquelle il appartient; je ne veux rien faire d’autre qu’ouvrir l’œuvre à l’infini, l’éterniser dans sa première partie, la protéger du moment de sa suffisance, de sa prétention à croire que ça y est, elle débute pour de bon, elle existe vraiment à partir d’ici. Je retarde le plus possible l’arrivée de la forme définitive, de la machine à illusion. L’avant-spectacle devient la représentation. C’est peut-être quelque chose comme un spectacle de non-fiction.

J’aime séjourner dans l’informe, l’expérimentation des formes, le making of, le laboratoire de celui que l’on hésite à dire fou ou savant. J’habite le temps suspendu de la boîte noire, entre la perception et la réaction, entre la demande et la réponse. L’essai est une tension qui relie, tel un jeu de souque à la corde, la passivité et l’activité, la lecture et l’écriture, la passion et la raison, l’intimité et l’agora. L’essai est cette corde même, il n’est rien d’autre, c’est-à-dire qu’il est l’épreuve de ne pas vouloir être autre chose.

Peut-être aurais-je préféré rester dans le ventre de ma maman, ne jamais cesser de venir au monde,
de me former, me transformer. L’essai est fantasme, régression nécessaire, ressourcement, born again. Il n’est pas peur du monde, hésitation à s’engager, il est plutôt la célébration de l’engagement dans l’entre-deux-mondes, la défense de cet espace-temps où tout se joue, où tout n’est pas encore joué. L’exercice difficile qui vise à garder ouverts les possibles, tout en accueillant le choc de l’impossible.

Je suis un fœtus à l’écriture étrange – il paraît que l’on dit queer en anglais –, l’essai étant chez moi une pratique souveraine. Rien ne lui succède, rien ne la précède. Sans dieu ni maître, elle ne se soumet à rien de prétendument plus important ou plus réel. Écriture du désastre, planète sans soleil, elle danse dans l’espace sans orbite imposée. En échange de sa liberté, elle consent au froid, à la nuit, à l’égarement, à la perte de tout ce qui d’ordinaire nous sécurise et nous préserve de l’expérience dangereuse de la chose foncièrement inconfortable que c’est de penser.

L’essai d’ici est singulier, rare, formidable, en ce qu’il incarne la fusion des traditions littéraires européennes et américaines. Il fait exister, dans son corps d’écriture, un entre-les-mondes, notre véritable habitat – maison hantée qui laisse place à son refoulé autochtone, fier comme le grand esprit des lieux, comme le blanc fantôme des lettres québécoises.

L’essai d’ici est le tragique du pays indéfiniment embryonnaire sublimé dans un genre littéraire. L’angoisse de disparition transformée en joie de ne pas apparaître, en jouissance dans les coulisses. Passage de l’être-colon à l’être-cocon, ni chenille ni papillon, n’attendant rien d’autre que le devenir. Une culture de soie, dégagée de la fausse auréole de l’identité.

Je ne suis jamais sorti du prologue, je ne compte pas en sortir. Dans mon univers, le rideau ne se lève jamais, la pièce ne débute pas, je reste debout sur la scène d’écriture au bord de l’absence de l’acte 1 comme sur la frange de l’abîme. Cet étroit trottoir de scène est ma demeure. Je fais du stand up sans m’obliger à être comique, sans me l’interdire non plus. Les spectateurs ont compris qu’il n’y aura pas d’attraction principale, seulement des enchaînements d’amuse-gueules. La salle se vide, à l’exception de quelques lectrices et lecteurs d’essais, et je reste avec mes rêveries qui deviennent des matériaux que je décide de prendre au sérieux. J’entre à l’intérieur de moi comme dans un théâtre presque désert, je joue dans le décor des chambres de ma tête, de mon cœur. Je suis arrivé à ce qui ne commencera pas.

 


Nicolas Lévesque est psychologue, écrivain d’essais (dont les plus récents, Ptoma et Phora, défrichent la voie d’une psychanalyse accessible, actuelle et québécoise), auteur d’une nouvelle chronique à la revue Liberté et collaborateur à Plus on est de fous, plus on lit! sur ICI Première.

Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF