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Biographie d'une ville

Comme son héros, Maxime Raymond Bock est un bâtisseur. Dans cette vaste œuvre, il rassemble les lignes de force qui traversent ses précédents récits et inscrit des vies minuscules dans l’Histoire.

Thématique·s
Roman

Comme son héros, Maxime Raymond Bock est un bâtisseur. Dans cette vaste œuvre, il rassemble les lignes de force qui traversent ses précédents récits et inscrit des vies minuscules dans l’Histoire.

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Écrivain remarqué dès la parution d’Atavismes (Quartanier, 2011), Maxime Raymond Bock aime les existences ordinaires. Comme celle de Robert Lacerte (Des lames de pierre, Le Cheval d’août, 2015), comme celles de plusieurs protagonistes des Noyades secondaires (Le Cheval d’août, 2017), la vie de Jean-Claude Morel pourrait sembler trop banale pour donner matière à un roman.

Issu d’une famille établie dans le mythique Faubourg à m’lasse, Morel, né en 1933, connaît les mêmes épreuves que bien des hommes de son milieu et de son époque: il assiste tout jeune à la mort de son père, devient ouvrier en construction, se marie, a cinq enfants, perd sa fille cadette, divorce, retrouve l’amour sur le tard et termine sa vie dans la solitude. L’une des forces de Raymond Bock est de révéler – sans la magnifier – la complexité de ce personnage grâce à une écriture saisissante par sa précision et la richesse de ses notations sensorielles.

Homme de peu de mots, prisonnier de normes viriles qui le conduisent à réprimer ses émotions, au risque de sombrer dans l’agressivité ou l’autodestruction (autre ligne de force des ouvrages du romancier), Morel s’incarne au fil d’un récit biographique qui ne respecte pas la linéarité, mais épouse les méandres de la mémoire. Dans un montage subtil, le narrateur suit le flux de conscience de son héros, tandis que, devenu vieux, il attend la visite de l’une de ses petites-filles, Catherine, qu’il n’a jamais rencontrée.

Solidaires, solitaires

Le parcours de Morel reflète la modernité qui s’empare de Montréal. De fait, l’ouvrier est impliqué dans plusieurs des chantiers qui, de l’après-guerre aux années 1980, métamorphosent la métropole, comme le tunnel Louis-Hippolyte-La Fontaine, le Stade olympique ou le métro. Le roman s’appuie sur un important travail de documentation, qui ne le leste pourtant d’aucune lourdeur didactique. C’est que Raymond Bock ne se contente pas d’illustrer cette modernité: il en déploie toute l’ambivalence. Les autoroutes traversent la ville, les immeubles s’élèvent toujours plus haut, et de grandes fêtes (Expo 67, les Jeux olympiques) célèbrent l’entrée du Québec dans une ère de prospérité et de progrès. Cependant, les ouvriers qui travaillent à la transformation de Montréal détruisent les quartiers où ils sont nés. Ceux qui ont rendu la métropole habitable n’y ont plus leur place.

Il y a quelque chose de pourri au royaume de la Révolution tranquille, et la décomposition ne touche pas le seul personnage de Morel. Sans être exempt de violence, le quartier d’origine du héros est décrit comme un lieu où la misère nourrit l’entraide. C’est ainsi que le perçoivent Morel et son ami Morissette, réfugiés sur le toit de l’usine: «Ils considèrent comme les leurs tous ces duplex et triplex prêts à s’écrouler, dirait-on, mais se soutenant les uns les autres.» Au fil des ans, cet équilibre précaire s’effondre, et la communauté se délite. D’expulsion en expulsion, Morel et les siens sont contraints de s’installer dans des appartements de plus en plus exigus et excentrés. La nécessité de survivre, qui unifiait au départ le microcosme ouvrier, isole peu à peu les cellules familiales et les individus. Le personnage principal ignore par exemple les appels à la solidarité de ses collègues et de son propre fils. En choisissant de rester ouvrier indépendant, il se met à la merci des patrons. La solitude dans laquelle il s’enfonce se révèle alors le symptôme d’une époque.

Montréal palimpseste

Cette solitude est toutefois rompue par Catherine, sa petite-fille. S’il apparaît un peu tard dans le roman, ce personnage incarne la mémoire et interroge le rapport à ce passé récent. On le perçoit notamment dans une scène où Catherine guide Morel jusqu’à l’immeuble où elle travaille. Depuis les bureaux du ministère de l’Éducation, situés dans l’ancien Faubourg à m’lasse, territoire de l’enfance disparue, le vieil homme et la jeune femme contemplent Montréal:

Catherine et son grand-père dominent le continent, en apesanteur au-dessus du point précis où convergent la totalité des affluents de l’Amérique du Nord. À leurs pieds, il reste la prison du Pied-du-Courant, sauvée des bulldozers par des citoyens armés de pics et de fourches.

Ce panorama confirme la consubstantialité du protagoniste et de la ville, unis jusque dans leurs noms. Comme Morel, Montréal est un palimpseste: elle superpose les époques, fait coexister les vivants et les morts et voit s’affronter pulsions vitales et forces délétères. Raymond Bock a amorcé le portrait de la métropole, lieu central de son écriture, dans Rosemont de profil (Quartanier, 2013); il le parachève, grâce à son modeste héros, dans ce roman à la fois monumental et aérien.

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Maxime Raymond Bock
Montréal, Le Cheval d'août
2021, 336 p., 27.95 $