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Ben oui toi, fuck, hein, c'est une fille !

L'éditorial de la rédactrice en chef Annabelle Moreau. 

Éditorial

L'éditorial de la rédactrice en chef Annabelle Moreau. 

À Lettres québécoises, on aime les filles. C’est même devenu une blague au sein de l’équipe : ah tiens, encore une femme en couverture ! Quiconque nous reprochera ce pli (nos écrivaines en gros plan, dis-je), me verra sans doute clabauder : « Ben oui toi, fuck, hein, c’est une fille ! » avec grimaces, gestes, sons, lumières, tambours et trompettes. Un peu à l’image de la grand-mère mise en scène par Catherine Lalonde dans La dévoration des fées, quand elle apprend que la nouvelle née est une fille. Et toute une fille…

Donc, oui encore une femme en couverture. Deux femmes, en fait. La mère et la fille, Dominique et Marie Demers (il y a aussi le bienséant Henri IV, chapeau bas, jeune pitou). En 2002, la maman y figurait – je veux dire en couverture. Elle était déjà une écrivaine reconnue, notamment pour sa trilogie Marie-Tempête où une adolescente décide de mener à terme une grossesse puis de donner le bébé en adoption, ce qui avait fait controverse à l’époque. Demers mère avait alors accordé une longue entrevue à Francine Bordeleau.

Dans l’article « L’écriture de l’éternelle jeunesse », j’ai lu et relu cette phrase sans comprendre au départ ce qui me faisait sourciller : « Dominique Demers semble posséder ce don, assez rare, d’être au diapason des jeunes sans sacrifier le propos ou l’écriture. » Et puis, ç’a flashé… Ces deux petits mots de rien du tout : « assez rare ». C’est vrai que Dominique Demers est une écrivaine exceptionnelle. Mais dans l’article de Bordeleau, c’est plutôt comme si les écrivain·es pour la jeunesse avaient la fâcheuse habitude de sacrifier toujours la littérarité des œuvres sur l’autel de l’immaturité. Comme si tout ce qui s’adressait aux dix-sept ans et moins se devait d’être de piètre qualité. Mais magie, on cessait momentanément de lever le nez sur la littérature jeunesse le temps d’un dossier consacré à une écrivaine dont le travail était l’exception qui confirme la règle. Juste pour dire qu’on en avait trouvé quelque chose qui valait le coup, une fois dans sa vie.

Il est vrai que la littérature jeunesse québécoise a connu son véritable élan voilà quarante ans, alors que l’écrivain Bertrand Gauthier fondait La courte échelle en 1978 — deux ans après LQ. À cette époque, c’étaient les éditions Paulines, Héritage et Pierre Tisseyre qui tenaient le haut du pavé. Il se publiait alors une vingtaine de titres québécois par année pour la jeunesse (souvent signés par des abbés ennuyeux ou des écrivains aux sobriquets aussi difficiles à retenir que les prénoms des membres de la fratrie Dion) contre plus de huit cents aujourd’hui. Les jeunes d’aujourd’hui lisent-ils plus ? Ont-ils de meilleurs ouvrages entre les mains ? Se publie-t-il trop de (mauvais) livres jeunesse ?

En donnant la parole à des auteurs·rices, illustrateurs·rices, éditeurs·rices, professeur·es, nous avons voulu regarder le travail accompli. Des maisons d’édition, des collections, des séries et des auteurs et illustrateurs de grand talent ont fait leur apparition et défriché ce secteur, fournissant des livres audacieux, capables de faire naître une étincelle de sens critique chez les jeunes lecteurs·trices.

Je me fais souvent demander pourquoi nous ne critiquons pas d’ouvrages jeunesse à. Je n’ai pas de réponse. Ce n’est pas parce qu’elle est déjà bien représentée dans les magazines et journaux. Au contraire, la critique autour de la littérature jeunesse est pratiquement inexistante, ai-je appris en travaillant sur ce dossier. S’il produit la moitié de la production au Québec, Simon Boulerice n’est pas le seul auteur jeunesse. « Faut dire, souligne Marie Demers qui constate que nombre d’intellectuels la boudent encore, que c’est un domaine littéraire particulièrement investi par les femmes, en comparaison, par exemple, de la littérature dite générale… Alors pas très étonnant… » Et, comme tout ce qui touche à l’enfance, elles sont aussi plus nombreuses à enseigner – et faire lire — au primaire et au secondaire. Voilà sans doute un début de réponse…

À l’instar de Marie-Michèle Giguère qui signe une entrevue avec Bertrand Gauthier, je suis une enfant de La courte échelle. Et j’ai grandi. Je n’ai pas d’enfants, mais des neveux et nièces très gâtés qui me surnomment « tatie Toto », depuis que je leur ai offert Toto veut la pomme de Mathieu Lavoie. Tatie Toto : la tante qui offre des objets qui ne produisent ni lumière bleue ni cris de ralliement d’une franchise de superhéros devenus Lego. Par contre, je sais que mes cadeaux trônent toute l’année près du lit des petits et qu’ils en redemandent. Tatie Toto : la tante qui, à l’image de Freddy Krueger, frappe là où les parents ne peuvent pas protéger leurs enfants.

A quatre jours du bouclage de ce dernier numéro de 2018, notre photographe Sandra Lachance a donné naissance à la petite Nora. Cette même Sandra qui, à trente-neuf semaines et quart de grossesse, a photographié deux jours durant les seize personnes de ce dossier – cols roulés noirs exigés. Jérémy Laniel, coordonnateur du magazine, a bien résumé l’esprit de cette série : « Ce n’est pas simple d’organiser une séance photo avec une personne, pourquoi pas avec seize ! » ♦

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