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Avant-poste du néant

Les légendes angoissantes de la Gaspésie sont le fil conducteur du premier recueil de nouvelles de Joyce Baker.

Littératures de l'imaginaire

Les légendes angoissantes de la Gaspésie sont le fil conducteur du premier recueil de nouvelles de Joyce Baker.

Le second lien entre les textes est le mot «glauque», qui s’incarne dans les dix fictions au sommaire. Le terme est un peu plaqué dans certaines des histoires. Cela dit, je comprends la fascination de l’écrivaine pour cet adjectif, qui évoque une couleur vert blanchâtre ainsi qu’un mollusque effrayant et élégant. Glauque: là où la terre se termine est par conséquent un titre attrayant qui sied à l’œuvre.

Quelques mots maintenant à propos des fils conducteurs, omniprésents dans les recueils de nouvelles contemporains. Il est préférable, à mon avis, de ne pas forcer la note. Ces livres présentent des récits comme autant de microcosmes qui ont leurs propres caractéristiques. En d’autres termes, chacun des textes offre une expérience de lecture autonome et unique. C’est ce que préconisait entre autres Edgar Allan Poe. Je suis lasse de sentir que, pour des raisons souvent éditoriales, le fil conducteur est parfois un passage (que l’on croit) obligé.

L’écume des morts

Baker a grandi en Gaspésie, puissant et véritable fil rouge de Glauque. L’intérêt de l’autrice pour la mythologie et le folklore est palpable, notamment dans la première fiction de l’ouvrage, «Les barbus», dont l’action se déroule en 1906. «Marie, la blanche du rocher», «La table à Rolland» et «L’île» invoquent les siècles passés et sont enveloppées d’une exquise ambiance hantée. Celle-ci est soutenue par le style de la jeune écrivaine, dont la plume est en général solide, cadencée, si ce n’est un tic (découlant de l’anglais?): les adjectifs sont souvent placés avant les noms. À quelques reprises, c’est bien, mais la récurrence de ce procédé entraîne des redondances («traditionnelles discussions», «mythiques cheveux»).

L’autrice revisite avec originalité des figures maintes fois abordées, tels les vampires et les fantômes, dans «Cap-Rouge», texte glaçant (et sans contredit mon favori). Elle met aussi en scène extraterrestres («Spécimen») et sorcières («L’île»). Les créatures d’allégeance diabolique, cornues et sardoniques, sont sans surprise au rendez-vous sur la péninsule. Il s’agit d’un hommage senti à notre folklore méphistophélique, à ses chasse-galeries.

Comme un reste d’encens et de prières

Baker modernise avec brio mythes et folklore. La plupart de ses textes impressionnent par leur maîtrise. Elle dépeint la Gaspésie et ses tragédies, ses plages froides et quelquefois sanglantes qui s’effritent lentement en direction des terres lointaines. Le rocher Percé devient un mausolée qui appartient parfois aux sirènes. Dommage que deux nouvelles plus faibles, «Au camp» et «Élizabeth et Belzébuth», déparent Glauque. Elles m’ont paru moins abouties pour des raisons identiques: la voix de leur narrateur n’est pas vraisemblable. Dans le premier récit, écrit au «je», la narratrice, âgée de dix ans, possède de phénoménales connaissances en mythologie grecque, en psychologie et en latin, boit du café, écoute régulièrement des films d’horreur – qu’elle critique de manière approfondie – et s’exprime par des phrases inconcevables:

Dans la dégoûtante profondeur du lac glauque, la noirceur voile progressivement la descente et, juste avant le point où la distance est hostile même aux plus puissants des rayons de lune, une créature humanoïde munie d’épines fixe Coralie qui la rejoint à grands coups de nageoires.

La jeune narratrice mentionne également «l’effroi dans l’imaginaire des enfants». Est-il crédible qu’une fillette fasse ainsi référence, et en ces termes, aux personnes de son âge?

Idem pour «Élizabeth et Belzébuth», nouvelle dans laquelle un chat raconte ses mésaventures. Exercice périlleux s’il en est… La pensée de l’animal est humaine, trop humaine. Un chat nommerait-il ses semblables «les félins»? Dirait-il «fuck off», même si c’est dans un but humoristique? Une avenue intéressante aurait été de rédiger ces deux textes à la troisième personne du singulier – ce qui aurait en plus introduit une variété bienvenue dans la narration. À notre époque, on écrit trop d’instinct au «je», à mon avis.

Les huit autres fictions, terrifiantes et sensibles, m’ont transportée au sein d’une Gaspésie où l’effroi se superpose au territoire, «juste devant le gouffre où les vagues de l’Atlantique s’acharnent à malmener la paroi rocailleuse». J’espère que Baker – dont l’imaginaire m’a remémoré le fantastique vertigineux et subtil de Lisa Tuttle – nous proposera un roman ayant pour cadre sa région natale, et que sa plume évocatrice continuera de puiser parmi les sujets occultes, sur lesquels il est nécessaire d’écrire. Merci à Glauque d’étreindre les abîmes, de convier à entrer dans une maison construite au bord du précipice.

Ouvrons grand la porte aux sorcières.

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Joyce Baker
Montréal, Québec Amérique
coll. « La Shop »
2021, 136 p., 22.95 $