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Autoportrait de l'artiste, huile sur toile

Autoportrait

J’ai de très grandes oreilles. Quand j’étais enfant, elles dérangeaient beaucoup les membres de ma famille. Je crois qu’ils avaient peur que mes oreilles m’empêchent d’être aimée. Ma grand-mère et mon père prenaient toujours cet air très soucieux quand je me faisais une queue de cheval, parce que ça dégageait bien mes oreilles. J’ai peut-être fini par m’habituer à mes oreilles, ou peut-être les gens autour de moi sont-ils moins perturbés par mon apparence. Une des difficultés d’être une jeune fille, c’est de voir sa famille perturbée par notre apparence. Tout le monde est si inquiet qu’on finisse par devenir carrément moche. Voici quelques trucs que j’aime écouter avec mes énormes oreilles.

Je n’écoute pas beaucoup de musique parce que ça me déconcentre lorsque j’écris. En plus, ça me rend triste quand je me sens parfaitement heureuse et ça me remonte le moral quand je suis déprimée. À l’école primaire, j’avais une amie qui s’appelait Courtney et qui était exactement comme moi. Petite, j’étais bonne pour écouter. J’étais bénie, ou maudite c’est selon, par une sorte d’obligation à prendre tout le monde au sérieux. J’aime les menteurs et les raconteurs, et les gens qui ont su transformer leur propre histoire en hilarantes créations artistiques. J’aime quand les gens refusent d’accepter le récit qui leur est imposé et parlent comme des dandys, alors que tout va au plus mal. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai été attirée par l’œuvre de Charles Dickens : les gamins des ruelles s’expriment comme des lords. J’adore l’esprit et l’humour. Quand j’étais petite, j’ai décidé que même si je grandissais dans un milieu pauvre, j’allais plus tard posséder le vocabulaire et les habiletés linguistiques des aristocrates des romans classiques anglo-saxons. Aujourd’hui, si j’arrive à divertir l’auditoire quand je monte sur scène, c’est grâce à ce que m’ont appris les rustres et les criminels des romans que j’ai lus.

J’ai les yeux bleus. Mon père et ma mère avaient des yeux bleus éclatants dont ils étaient très fiers. Mon père disait que ça faisait de nous des descendants des Vikings. Une fois, je lui ai répondu que c’était raciste d’être content de descendre des Vikings. Je considère aujourd’hui encore que j’avais raison, même si mon père m’a lancé une éponge à vaisselle à la tête. Mes yeux sont toujours pleins d’eau et je pleure beaucoup. Je crois bien que j’ai dû pleurer durant toute mon enfance. Voici quelques trucs que j’aime regarder avec mes yeux bleus et larmoyants.

Mon artiste préféré est Marcel Dzama. J’aime regarder ses dessins de filles guerrières qui défilent sur leurs pointes de ballerines, des carabines dans les mains, des masques sur le visage. J’ai toujours été fascinée par les images de filles portant des masques. Ça implique que la fille a changé d’identité. Elle porte ce signe subtil qui indique qu’elle ne joue plus le rôle de la jeune fille. À partir de maintenant, elle sera elle-même. Depuis toujours, les femmes n’ont pas eu d’autre choix que celui de la tromperie. Les femmes ont écrit sous pseudonyme, ou elles ont insisté pour dire que l’auteur de leurs œuvres était anonyme. Elles n’ont aucune intention d’être sages et réservées, non, elles sont violentes, brillantes et provocantes. Voilà le genre de femme que j’ai toujours voulu être. C’est pour ça que mon écriture prend des risques et se veut transgressive. C’est là que se trouve notre moi véritable.

J’adore regarder les dessins d’enfants sophistiqués et tristes d’Edward Gorey. J’aime qu’on prenne les inquiétudes des enfants au sérieux. J’aime leur morbidité et leur étrange obsession de la mort. Il n’y a rien de plus beau dans ce monde qu’un enfant insociable qui aime lire et qui ouvre son carnet pour nous montrer ses croquis d’oies macabres et moroses. Mon écriture est toujours un mélange d’innocence et de chaos, la rencontre de Dr Seuss et de Jean Genet. Je me sers des métaphores de l’enfance pour mettre en lumière des questions philosophiques intemporelles. Bien sûr, ça a aussi à voir avec mon expérience personnelle et mes souvenirs d’une enfance difficile. J’utilise le langage et l’imaginaire que j’avais à l’époque afin de m’y replonger, au lieu de filtrer le tout à travers une logique d’adulte. C’est ce qui me permet d’en saisir l’essence.

J’aime regarder les fleurs, mais dans les jardins botaniques, pas dans la nature. Je suis, fondamentalement, une créature urbaine. Toute ma vie, je me suis exagérément inquiétée de la triste condition des roses. Je me suis occupée des rosiers dans les petits jardins communautaires de mon quartier. Par la force des choses, j’ai fini par croire que je pouvais rendre les roses heureuses. Elles réapparaissent çà et là dans mes livres, comme un symbole de la magie un peu triste et de l’élégante mélancolie présente en chaque objet. Absolument tout, dans mes romans, de la moindre cuillère jusqu’au papier peint, est vivant et déborde de l’esprit de mon enfance.

Mes cheveux sont bouclés et naturellement indomptables. Mais ces dernières années, j’ai choisi de les porter très court. J’ai toujours aimé l’idée d’être androgyne.

Quand j’étais petite, je détestais que mon père me coupe les cheveux. Ça me met encore en furie rien que d’y penser. Mon père m’obligeait à garder un toupet bien propre, parce qu’il n’aimait pas que j’aie les cheveux devant les yeux. Tous les deux mois, je devais couper mon toupet et c’était chaque fois comme une injustice qui s’abattait sur moi.

Bon, ça peut sembler mineur comme exemple, et certains trouveront peut-être étrange que j’en tire ce genre de conclusion, mais je suis devenue, dans mon écriture et dans ma vie, incroyablement soucieuse des droits du corps de la femme, et suspicieuse des innombrables façons dont on cherche à lui retirer son autonomie. Être une femme, c’est se retrouver dans une lutte constante pour ressembler à ce que l’on veut, pour coucher avec qui on veut, pour être prise au sérieux en tant que personne, pour défendre son droit à être aussi unique et autonome qu’on croyait l’être lorsque l’on était petite.

J’ai une grande gueule. Ce n’est pas une métaphore, elle est très large et mes dents sont grandes.

Je ne cuisine jamais. Si je me rends à l’épicerie, c’est qu’il est 22h30 et que je cherche la section des surgelés. Je vais être honnête avec vous, je n’ai même pas de casserole à la maison. Comment est-ce possible ? Je ne sais pas. Je mange avec des baguettes des mets pour emporter sur le coin de la rue, l’été avec mon chien. Et c’est le genre de truc qui me rend extatique, parfaitement heureuse d’être en vie. Je regarde Moppet, qui est généralement en train d’engloutir des déchets, et je lui dis : «Moppet, on a réussi notre vie.»

Mon plat favori : les moules-frites. Mon père était trop radin pour engager une gardienne quand j’étais petite. Un ami à lui travaillait dans un cinéma de répertoire, alors quand il avait un rendez-vous important (du genre essayer le nouveau bolide de son ami), il me laissait là-bas et je passais la journée à regarder des films. À sept ans, j’avais une connaissance surnaturelle des films de la Nouvelle Vague. Une fois, c’était Zazie dans le métro de Louis Malle, qui était projeté. Dans une scène, on voyait Zazie manger des frites et des moules. Ça m’a intriguée. Je l’ai ajouté à ma liste de choses à faire quand je serais grande. Je crois bien que j’étais une adulte quand j’ai finalement essayé les moules-frites. Il y a deux choses dans la vie qui me font frissonner de plaisir. Le fait d’être une adulte et de pouvoir faire ce que je veux, et le fait d’être une écrivaine et de pouvoir faire ce que je veux.

Devenir écrivaine est plus facile quand on est fait pour ce genre de vie, je crois. Je dis toujours à mes étudiants que s’ils n’aiment pas être seuls, la profession d’écrivain les rendra misérables. Et pourtant, je me pose parfois la question : Qu’est-ce qui est venu en premier, l’amour de la solitude ou l’écriture ? Il y a quelque chose d’incroyablement séduisant dans l’acte d’écrire, une chose à laquelle je ne peux pas résister. J’adore me retrouver dans un monde fictif à l’intérieur de ma tête pour y dénicher quelques vérités et y trouver quelques mérites. J’aime pourfendre les injustices et découvrir la magie partout. J’ai commencé à écrire très jeune, mais c’est avec l’âge que c’est devenu une véritable dépendance. Je consacrais toujours plus de mon temps libre à l’écriture, jusqu’à ce que je sois complètement submergée. Maintenant, ce sont les mondes fictifs que j’explore qui me semblent les plus réels, alors que le monde extérieur m’apparaît intangible et insignifiant.

Je suis grande et mince. Ça m’a souvent aidée à trouver plus facilement des vêtements en ligne.

Et c’est tout ce que j’ai à dire à ce sujet. ♦

Traduction | Daniel Grenier

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