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Au plus près de la poésie

Au plus près de la poésie

Il est rafraîchissant d’ouvrir un livre sur la poésie au Québec sans y retrouver les mêmes figures canoniques, aussi cardinales soient-elles. Voilà une rencontre stimulante entre la critique et la création contemporaines autour de la poésie.

Essai

Il est rafraîchissant d’ouvrir un livre sur la poésie au Québec sans y retrouver les mêmes figures canoniques, aussi cardinales soient-elles. Voilà une rencontre stimulante entre la critique et la création contemporaines autour de la poésie.

Accessible à quiconque s’intéresse aux manifestations poétiques actuelles ainsi qu’aux mécanismes et lignes de pouvoir qui les traversent, Enjeux du contemporain en poésie au Québec, codirigé par Joséane Beaulieu-April et Stéphanie Roussel, brouille les contours encore trop souvent rigides du livre savant en mettant sur un pied d’égalité poèmes, entretiens, études et photos. Aboutissement d’un colloque qui s’est déroulé en mai 2017, le collectif dresse le portrait d’une poésie contemporaine forgée autant dans l’écrit que dans le spoken word, autant dans l’image que dans l’échange. L’ouvrage analyse le milieu dans lequel évolue ce genre: il donne à lire des versions remaniées des propos tenus lors de l’événement et y ajoute de nouvelles voix.

Histoires de taloches et de lents progrès

Le livre prend la mesure du poétique dans son ampleur et son désordre. Ce dernier aspect est particulièrement bien mis de l’avant par la contribution de Ralph Elawani1, qui raconte l’époque déjantée du festival Ultimatum, une «bacchanale mégalomaniaque» chapeautée par Alan Lord, et durant laquelle Denis Vanier aurait reçu une «opulente chaudrée de taloches» (voilà un petit bout de phrase qui mérite d’être cité). On retient surtout de ce moment punk le déploiement d’une «poésie exploratoire» et intermédiale d’une «ahurissante mixité artistique et culturelle». Elawani suggère qu’elle a ouvert la voie, en dehors du livre et du milieu littéraire professionnel, à «une pollinisation croisée d’idées et de pratiques», à la popularité du spoken word aujourd’hui et à la création de plusieurs maisons d’édition «se réclamant de la contre-culture et des avant-gardes poétiques».

Le projet est riche et équilibré dans les regards critiques qu’il offre sur la poésie, mais aussi sur les espaces et les systèmes dans lesquels elle se fabrique, se publie, se distribue et se marchande. Entre autres, on se penche sur les lieux qui abritent «des structures favorisant l’être-ensemble et de[s] dispositifs misant sur le partage» des multiples formes de la poésie, comme l’explique Beaulieu-April à propos de l’espace alternatif qu’a été La Passe, «à la fois librairie, maison d’édition, salle de spectacle et atelier». On réapprend, dans l’analyse de Mélissa Labonté sur la «revue poétique et militante» Fermaille, créée durant la grève étudiante de 2012, comment le poétique est un moyen d’expression privilégié pour sortir des cadres institutionnels tels que l’université et penser en dehors des genres littéraires conventionnels. Puis on s’intéresse, avec Alex Noël, aux obstacles et aux institutions dominantes qui perpétuent les inégalités, dans une contribution sur la diversité dans la poésie québécoise contemporaine. Noël nous apprend que sur les 1615 recueils parus au Québec entre 2000 et 2015, seulement 35,5% sont signés par des femmes.

Tout déhiérarchiser

C’est par la création – une suite photographique montrant plusieurs lancements et soirées précède six textes d’écrivain·es tel·les que Symon Henry et Chloé Savoie-Bernard – et par l’analyse que les auteur·rices dirigent notre attention sur des initiatives qui visent le dépassement et la resignification de la poésie par leur mise en valeur de «différentes paroles et éthos culturels». L’ouvrage confirme que la poésie – à comprendre au sens large, poreux, protéiforme – permet une «forme d’engagement» et demeure un genre crucial pour l’articulation, selon les mots de Cato Fortin, d’une «déhiérarchisation et d’un effort commun visant à se réapproprier une place qui… a été interdite», contrôlée, refusée.

À cet égard, Enjeux du contemporain en poésie au Québec sert à poursuivre la réflexion, dans un dialogue entre penseur·ses et praticien·nes, plutôt qu’à la cristalliser; un objectif aussi explicité par l’expression politique et nécessaire de la positionnalité des directrices du projet: «Ce dialogue exige de réfléchir à la façon dont parle l’autre, mais surtout il nous enjoint à nous demander comment parler avec l’autre […], de rester lucide quant à notre position et à nos privilèges.» En effet, sensibles au fait que «[l]a poésie peut être investie de manière à reconnaître ou à oblitérer les altérités», Beaulieu-April et Roussel ont «tenté le pari de bouleverser la séparation entre le centre et les marges afin que tout déborde» dans cet ouvrage hybride, qui cherche à rendre visible la poésie autrement que dans son rapport à l’objet livresque, notamment en examinant la «multiplicité de supports» qui la font exister. C’est un pari réussi.

  • 1. NDLR: Ralph Elawani publie un texte dans le présent numéro de LQ.
Auteur·e·s
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Auteur
Article au format PDF
Joséane Beaulieu-April, Stéphanie Roussel
Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal
« Terrains vagues »
2022, 336 p., 34.95 $