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Au panthéon des passions tristes

Faites circuler

Le dramaturge, théoricien et critique Berthold Brecht affirmait qu’un théâtre où l’on ne rit pas est un théâtre dont on doit rire. Paradoxalement, on rit assez peu lorsqu’on est entouré de gens qui citent Brecht.

On le sait, l’éthos des forts en gueule se forge souvent à coup de slogans qui deviennent à la longue des réflexes pavloviens et des ferme-clapets. Être acteurs d’un théâtre où l’on singe les comportements du dominant qu’on prétend pourtant vouloir renverser — parler à gauche, avec dans la bouche, un cadavre de droite — est une forme d’aliénation totalement soluble dans le libéralisme.

Ça tient aussi d’une grande superficialité. Raoul Peck, réalisateur du documentaire I Am Not Your Negro l’a fait remarquer, après le passage de Beyoncé au Superbowl en 2016 : «Vous me dites que Beyoncé est une révolutionnaire? […] Ces gars qui ont levé les poings aux Jeux olympiques [en 1968] l’ont payé durant trente ans de leur vie, eux, ce geste.»

Les rebelles rentables payent rarement de leur personne. Pour les autres, c’est différent. Et le scandale se joue en coulisses.

En lisant Les querelleurs, le plus récent livre de France Théoret, dans lequel quatre messieurs (deux avocats, un éditeur et un auteur) qui ont assimilé leur propre grandiloquence se livrent une virile bataille en justice autour de la reparution contentieuse d’un classique de la littérature québécoise, je me disais que bien peu de scandales — outre les scandales sexuels — éclatent dans le milieu littéraire et universitaire québécois. Il y a bien celui autour de la vraie créatrice de Caillou, mais évidemment, ça, c’est réglé depuis longtemps… non? Ah, tiens…

En 1999, un éditeur nommé François Couture fonde L’Effet pourpre. Sa maison fut l’une des plus visionnaires de l’époque, au Québec. En 2005, lorsqu’elle s’évanouit dans le paysage, après vingt-deux parutions, Couture confie à Antoine Tanguay, dans Les libraires: «Quand on ferme une entreprise, c’est qu’elle n’est pas assez rentable!» Tough luck.

À l’époque où je séchais le cégep pour glander à la librairie anarchiste, ma professeure d’histoire eut l’idée d’inviter un conférencier dont les recherches portaient sur la mondialisation et la dissidence. Le gars se nommait André C. Drainville.

Comme une aiguille dans un bouton, Drainville est entré dans ma vie en deux temps: l’aller et le retour. Premièrement, il y a eu, après son passage dans mon cours, une brève correspondance par courriel autour de son livre Contesting Globalization: Space and Place in the World Economy (Routledge, 2004). J’ai ensuite oublié le nom André C. Drainville. N’est resté dans mon souvenir que cet homme qui avait sacré devant des étudiants.

Puis, il y a eu cet après-midi où l’auteur Mathieu Arseneault m’a parlé du livre Les carnets jaunes de Valérien Francoeur qui a crevé quelques enflés, en me disant que c’était une œuvre dont il se sentait responsable.

— André C. Drainville? Non, connais pas. Ah ouin? Un scandale? Il s’est inspiré de Valery Fabrikant? Son département a voulu lui faire passer des tests psychiatriques?

Un monde rencontre une conscience, une conscience rencontre un monde

En 2003, Le Devoir nous apprenait que la vice-rectrice aux ressources humaines de l’Université Laval et son adjoint enquêtaient sur le cas de Drainville à la demande du doyen de la Faculté de science politique et de dix-neuf professeurs réclamant son congédiement. Drainville aurait terni la réputation du département et de ses collègues avec la publication de son premier roman, Les carnets jaunes…, paru en 2002, à L’Effet pourpre. La même année, l’auteure et professeure Gabrielle Gourdeau (1952-2006) fut poursuivie en diffamation par un collègue du Département des littératures de l’Université Laval, à la suite de la publication d’une nouvelle intitulée Gros-Câlisse. Le monsieur s’était reconnu dans le protagoniste de l’histoire... Décidément il y a quelque chose dans l’eau, à Québec.

J’ai emprunté le livre de Drainville. J’ai lu une cinquantaine de pages. Puis les trois quarts de l’ouvrage, à voix haute, pour entendre les phrases sortir de ma bouche. Vingt-sept ans d’observations sur le milieu de travail et les collègues d’un professeur de science politique qui «finit par voir ceux-ci comme des figures en 2D, des cartons». Et l’on sait ce qu’on fait avec des cartons, lorsqu’on a une arme…

Mais bien au-delà de l’histoire de carnage inspirée des meurtres sordides de Valery Frabrikant, c’est le récit du nivellement marchand dans un monde de correspondances fonctionnaires, d’entrepreneurs moraux, d’aliénés prolixes et de caniches du libéralisme.

Des universitaires atteints d’encoprésie langagière: une diarrhée de mots-clés et de concepts creux, que l’auteur fractionne par points de suspension. Le tout à l’heure où la souveraineté de l’institution universitaire est menacée, au sortir d’une révolution marchande ici appelée le «Changement».

Et il y a ces portraits sans merci — vieux marxiste sans gloire passée, prédateur-entrepreneur, adepte du tourisme sexuel, jusqu’à la professeure d’études féministes carriériste qui apprécie finalement que peu de femmes menacent sa chaire d’études:

Quant à la professeure Labrie, elle fut notre première entrepreneure en rectitude politique, donnant des cours et rédigeant des livres et des articles sur le mouvement des femmes, théorisant ce dont elle ne faisait pas partie, mais dont elle pouvait tirer des avantages pécuniaires et moraux […]. [Elle] était toutes les femmes, et sa propre carrière était un point de référence du progrès des femmes en tous lieux.

J’ai frémi, jusqu’à ce que je constate que le livre de Drainville était une traduction de Michel Saint-Germain (prix du Gouverneur général, en 2001, pour la traduction française de No Logo, de Naomi Klein). J’ai trouvé en ligne une entrevue avec Drainville réalisée par Judith Vienneau (Vidéographe, 2004), pour tenter de comprendre.

Puis… LA FACE DU GARS!

— Ciboire, c’est le gars qui était venu parler dans mon cours d’histoire…

J’ai retrouvé son adresse de courriel. Toujours professeur à l’Université Laval. Mais plus au même département. Doit pas être si fou, finalement. Je me suis donc fait inviter chez lui.

«Writing in Translation»

André C. Drainville habite une maison patrimoniale dans Saint-Jean-Baptiste. C’est décoré avec goût: des tapis, du bois, une affiche de Ken Loach et un griffon korthals. Grelôt, Gorlot, je sais plus. Depuis Les carnets jaunes… (qui a été traduit en roumain par le traducteur de Foucault et de Baudrillard, et aussi adapté au théâtre dans ce pays), il a publié des ouvrages universitaires et écrit deux autres romans.

Il me parle d’Henry Roth et de son grand livre sur l’immigration, Call it Sleep. Puis de ses recherches sur les soulèvements étudiants, des joies de la paternité, d’un logiciel de transcription automatique, et du concept de souveraineté chez les individus.

Son plus récent roman, So-Called Pete, n’a pas encore trouvé d’éditeur. Il l’a écrit en anglais, ou plutôt, comme les deux précédents, il l’a écrit «in translation». C’est son approche: «Writing in Translation». Il en a fait un manifeste en seize points. Encore inédit. C’est à la littérature ce que l’action directe est à la politique. Un roman écrit «in translation» accepte sa propre intraduisibilité comme une forme de fatalité, écrit Drainville. Chaque personnage doit y évoluer à la limite de l’inexistence.

La violence des corridors et le véritable Valery Fabrikant

Les carnets… a été lu et reçu étroitement. «Une tempête dans un verre d’eau, mais quand toute une société vit dans un verre d’eau, ç’a l’air gros», de répondre l’auteur. Des gens se sont sentis interpellés, se sont reconnus, et le livre a provoqué son propre théâtre, à sa sortie. Ironiquement, Drainville a été titularisé au moment de la parution.

Quand Fabrikant a tué quatre de ses collègues de l’Université Concordia, en 1992, Drainville arrivait à l’Université Laval. Il a été touché par l’histoire. Pas par les meurtres, mais bien par l’ambiguïté du geste, surtout dans l’après. «Je ne pouvais pas ne pas voir l’institution aliénante. Il se sentait violé. C’est ce qui m’intéressait: comment t’en arrives à passer à l’acte.»

Fabrikant, «plaideur quérulent» qui n’a cessé d’invoquer que ses collègues s’étaient «approprié indûment les fruits de son travail», a lu Les carnets jaunes…, en prison. «J’ai correspondu avec lui. […] Son idée de l’aliénation était différente, psychologique. La mienne, celle de quelqu’un qui existe dans une société aliénante», explique Drainville dans son entrevue avec Vienneau.

J’ai quitté André C. Drainville avec le sentiment qu’il avait réussi à transmettre la violence de cette idée de Georg Simmel que le regretté Bernard Maris (un autre tombé sous les balles) reprend dans Houellebecq économiste: «L’argent est ce qui permet de ne plus regarder les hommes dans les yeux.»

Trois jours après l’entrevue, je lui ai écrit pour qu’il me redonne le nom de son logiciel de transcription — pourrait m’aider si je deviens un vrai journaliste. Il m’a répondu: «Un jour tu seras un vrai journaliste, moi, un vrai prof. On aura fait l’indépendance parce que ça ne voudra rien dire. Il y aura du whisky (il y en a déjà, mais ce sera du meilleur). Et si je te dis que les Canadiens auront gagné la coupe, tu seras déçu…»

Bien honnêtement, André, je serai surtout déçu si ce livre désormais libre de droits n’est pas réédité un jour… avec en postface Writing in Translation. Et qui sait, peut-être une préface d’Arsenault et une photo de ton chien dont j’aurai retrouvé le nom. ♦

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André C. Drainville
Traduit de l’anglais (Canada) par Michel Saint-Germain
Montréal, L’Effet pourpre
France Théoret
Saguenay, La Peuplade
2018, 152 p., 20.95 $