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Astérie

Le premier livre de Camille Thibodeau est dédié à «toulmonde». Force est toutefois d’admettre que ce projet unique et déjanté s’adresse à un public restreint.

Littératures de l'imaginaire

Le premier livre de Camille Thibodeau est dédié à «toulmonde». Force est toutefois d’admettre que ce projet unique et déjanté s’adresse à un public restreint.

Peut-être est-ce la raison pour laquelle la primoromancière a écrit «toulmonde» et non «tout le monde»: je n’en serais pas étonnée. Tout comme je ne serais pas surprise que des lecteur·rices trouvent cette histoire comique. La perception de l’humour est souvent fort personnelle. Ce qui est certain, c’est que Trou l’immortelle est inventif. Très inventif, même, et foisonnant. Nous sommes dans les territoires de l’absurde, du délire, avec une touche de réalisme magique. Il s’agit de l’un de ces ouvrages pour lesquels nous sommes tenté·es d’employer le cliché «ovni littéraire». Il est d’ailleurs nécessaire que ce type de fiction inclassable existe. Au cours de ma lecture, j’ai pensé à Boris Vian, à Alfred Jarry, au surréalisme, à… Wild Wild West (!), à Bosch – la couverture est sans doute un clin d’œil à son triptyque Le jardin des délices. Nous avons affaire à une sorte de «butinage» référentiel qui s’envole sans relâche vers d’autres espaces poissonneux. Laissons donc se naufrager dans les fonds marins l’idée de classer cette publication.
 

Chaque phrase de la novella est à sa façon une aventure. Voyez par vous-mêmes: «Solitude devient disco tant ça clignote sur le front des chorégraphes de la néantisation et sur le chemin frayé par l’illuminée dégoulinante.» C’est ainsi dans les quatre-vingt-dix-neuf pages très aérées du livre. A-t-on voulu gonfler la mise en page afin de vendre l’ouvrage sous l’étiquette générique «roman»? Peut-être. C’est bref, très bref. Personnellement, j’aurais préféré que Trou l’immortelle soit accompagné d’autres nouvelles.

En contrepartie, des tonnes de péripéties s’enchaînent. Portée par son style, ses sonorités, l’intrigue part dans tous les sens, se disloque, se reconfigure, donnant parfois l’impression que le récit, véritable ouroboros, s’inspire de sa propre prosodie. Qu’il peut nous conduire n’importe où parmi les contrées océaniques.

La nuit de la lune qui pleurait

Je tente un résumé: Trinité Horth est la deuxième fille de Nancy Narcisse, résidente du village de Candeur, en Gaspésie. Clin d’œil plus ou moins inspiré à Chandler, ville d’origine de l’autrice? La municipalité périclite depuis la fermeture de l’usine de papier Gazpézia, où travaillait le père de Trinité, que l’on dit mort de chagrin à la suite de la perte de son emploi. À défaut de connaître l’ouvrier hypersensible qu’est son paternel, Trinité est familière avec les joies du large. Toute son existence est d’ailleurs ancrée dans l’univers fluvial: son visage de truite, qui lui donnera son surnom (Truite finissant par devenir Trou), son premier souffle sous l’eau et sa métamorphose lorsqu’elle s’enfuit dans les marées ascendantes. Trinité-Truite-Trou se transforme alors graduellement en une créature maritime qui se nourrit de krill. Tandis que son «âme loge dans [s]es tentacules», elle se lie avec une étoile de mer qu’elle laisse se dessécher au soleil, la perte des bras de l’astérie s’avérant l’un des moments les plus touchants du récit. Mais Candeur n’est jamais très loin… Voilà un aperçu de l’histoire: ça grouille de toutes parts, comme un banquet de plancton dans une zone du Saint-Laurent où se rassemblent des baleines pour un festin.

Trou l’immortelle met de l’avant un style personnel, singulier et impressionnant pour une si jeune autrice. Les voltiges stylistiques nécessitent cependant de la constance, et lorsque l’inventivité est moins aux premières loges, cela se remarque, comme dans ce passage plus convenu: «Le monstre se roule en boule, ronronne comme un gros chat.» Le travail d’écriture s’attarde visiblement aux sonorités jumelles, qui se répètent deux, voire trois fois à l’intérieur d’une même phrase. En général, c’est réussi: la prose porte les mots avec fluidité comme le ressac pulse au cœur de l’œuvre. Dans les cas contraires, un effet plaqué, un peu forcé, se fait sentir: «trouver le plaisir dans l’acte de rebondir, caler-surgir pour accéder à la satisfaction répétitive».

Dans Trou l’immortelle, Camille Thibodeau témoigne d’une imagination luxuriante, qui délie ses bras en tous sens à l’instar d’une astérie hyperactive. Les protagonistes, dont Trinité-Truite-Trou, sont joliment incarnés, et leurs péripéties, échevelées. Certain·es lecteur·rices seront ravi·es d’accompagner de tels personnages dans ce décor de varech et de baleines mortes et de se demander: «où aller quand on est monstre?»

 

 

ERRATUM | Dans le numéro 181 de LQ, on aurait dû lire que la traduction du livre de Thea Lim, Un océan de minutes, est l’œuvre de Christophe Bernard.
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Camille Thibodeau
Montréal, La Mèche
2021, 96 p., 17.95 $