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Apprendre à lire sur la braise chaude

Apprendre à lire sur la braise chaude

Véritable permutation du récit d’origine par des préoccupations poétiques contemporaines, L’Enfer de Dante mis en vulgaire parlure, d’Antoine Brea, bien qu’il ne perde jamais de vue l’univers linguistique complexe qu’est L’Enfer, semble malheureusement ne s’adresser qu’à un petit cercle d’inité·es.

Poésie

Véritable permutation du récit d’origine par des préoccupations poétiques contemporaines, L’Enfer de Dante mis en vulgaire parlure, d’Antoine Brea, bien qu’il ne perde jamais de vue l’univers linguistique complexe qu’est L’Enfer, semble malheureusement ne s’adresser qu’à un petit cercle d’inité·es.

Après la note introductive, nous voilà bien averti·es de l’entreprise colossale que constitue L’Enfer de Dante mis en vulgaire parlure. Antoine Brea s’y engage à traduire, voire à défigurer le texte de Dante pour que se dévoile enfin sa structure mystérieuse. L’œuvre est davantage un travail d’historien ou de théoricien qu’une création (ayons en tête les pastiches de Gérard Genette). Il n’est donc pas surprenant qu’il ait fallu une quinzaine d’années à l’auteur «pour entrer dans Dante, pour pénétrer son monde englouti», figeant ainsi, dans l’espace d’un livre, des siècles d’histoire et de styles littéraires.

Descente et retour aux enfers

Chaque traduction du livre de Dante renferme autant de chemins différents qui mènent aux enfers. Chaque lecture contribue à réinterpréter le chemin d’origine, à remettre en contexte sa sinuosité. Le parcours de l’écriture de Brea colle à celui des personnages de L’Enfer dans tout ce qu’il a de carnavalesque, de risible et de dangereux, où «[t]oute parlure y foirerait, pour sûr: /car nos blablas et l’esprit sous nos franges/ont pour absorber ça pas l’envergure». En ce sens, le souci de la forme et du trajet signifiant fait la force de L’Enfer de Dante mis en vulgaire parlure.

L’auteur suit paradoxalement une rime et une métrique exigeantes, tout en ignorant les règles de composition poétique. Impossible, donc, de lui reprocher de ne pas maîtriser à la perfection les codes dont il se joue et se moque en tirant la langue. D’ailleurs, la citation en exergue met la table avant que Brea n’en subtilise la nappe: «On est toujours étonné du peu de convenance qui règne dans la plupart des détails de ce Poème.» Plus on s’enfonce avec Dante et Virgile dans les cercles de l’enfer, plus la lecture, nourrie d’antépositions et d’anacoluthes, semble couler de source:

Je peux pas détailler toute la scène
(souvent, tant mon long sujet
    m’éperonne,
mots et faits s’accorderont à grand
    peine):

 

notre corps de six en deux se sectionne;
par d’autres voies m’attire mon gardien
hors du calme, en vilain temps qui
    frissonne.

 

J’arrive en lieux que n’éclaire plus
    rien…

Gourmandise, luxure, envie…

L’œuvre de Brea n’est pas étrangère aux formes éclatées, voire expérimentales. Il suffit de penser à Roman dormant (2014) ou à Méduses (2007), tous deux publiés au Quartanier. L’Enfer de Dante mis en vulgaire parlure peut-il alors être considéré comme l’opus ultime de l’écrivain? Comme l’achèvement de ses exercices de style? Comme l’inévitable destin de «[son] histoire primaire»? Cette proposition s’adresse à l’adepte de poésie averti·e, celui ou celle qui sait s’intéresser à l’hermétisme de certains styles, à la mort de la rime tierce ou à la réactivation de vieilles histoires depuis longtemps canonisées. Or, quoi de plus éternel que la mort, que la vie après la mort? «Ouvre tes mires, tu vas observer/ce que, conté, tu croiras pas sinon…»

Suivre aveuglément les tribulations des personnages d’un péché à un autre, d’un chant à un autre, est essoufflant. Pour que le casse-tête de Brea ait du sens et fasse image, la lecture de l’histoire originale est inévitable, transformant ainsi, pour le meilleur ou pour le pire, l’expérience des lecteur·rices en véritable étude. Puisque c’est lorsque les deux récits se superposent, vers après vers, que l’acharnement de l’auteur devient plus que remarquable: «Et qu’avec ça, voir plus soye inutile.»

Long poème comique (dans ce que la langue peut avoir de comique) et authentique travail d’orfèvrerie littéraire, L’Enfer de Dante mis en vulgaire parlure, bien qu’ambitieux, élève l’acte de lecture en entreprise d’analyse, tout en ne tenant pas ses lecteur·rices pour acquis·es. «[En se glissant lui-même] au plus proche de la conscience de l’écrivain, presque jusque dans l’inconscient», Brea revêt le chapeau du théoricien de la littérature qui, pour les besoins de sa démonstration, laisse la création emporter son écriture. Ici, le plaisir est un délire.

Auteur·e·s
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Antoine Brea
Montréal, Le Quartanier
2021, 400 p., 29.95 $