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Apparence de vie

Avec La joie discrète d’Alan Turing, Jacques Marchand fait le portrait détaillé, mais sans couleur, du célèbre mathématicien anglais.

Thématique·s
Roman

Avec La joie discrète d’Alan Turing, Jacques Marchand fait le portrait détaillé, mais sans couleur, du célèbre mathématicien anglais.

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Le 24 décembre 2013, la reine Élisabeth II signait un acte royal de clémence graciant à titre posthume le cryptologue britannique Alan Turing condamné en 1952 à une année de castration chimique pour comportement indécent à la suite de la révélation d’une de ses relations homosexuelles. Hasard ou non, cette amnistie correspond à un regain d’intérêt général marqué depuis la fin des années 2000 pour le personnage. Son génie atypique, sa participation décisive durant la Seconde Guerre mondiale à la cryptanalyse des messages codés du IIIe Reich, ses recherches relatives à la fondation de l’informatique moderne, la violence de sa condamnation pour mœurs, son supposé suicide inspiré du film Blanche-Neige sont autant de faits qui ont nourri la création artistique, que ce soit l’excellente bande dessinée Turing de l’Allemand Robert Deutsch (Sarbacane, 2018), le roman Indécence manifeste du Suédois David Lagercrantz (Acte sud, 2016) ou encore le succès mondial du film américain Imitation game de Morten Tyldum (2014), pour ne citer que quelques exemples. Jacques Marchand s’inscrit dans cette lignée en consacrant un épais roman biographique à la vie du célèbre polymathe.

De ses études secondaires à son mystérieux décès à l’âge de quarante et un ans, Jacques Marchand propose un récit détaillé de certains événements du parcours de Turing. Intimes, familiaux, professionnels, scientifiques, militaires : le livre dépeint des moments particuliers et significatifs, dessinant l’image d’un homme rêveur et distrait, dépositaire d’une profonde blessure familiale, sorte de poète discret et génial, mal adapté aux petitesses sociales et pragmatiques du quotidien. Le matériau biographique est abondant, nourri de voyage, de nombreuses recherches et de lectures, certains chapitres mettant en scène le narrateur sur les traces du mathématicien, accompagné d’une vieille dame — personnage fictif, nous est-il dit — qui fut l’une de ses amies intimes.

Momie

La joie discrète d’Alan Turing est certainement un livre documenté et honnête pour celles et ceux qui souhaitent découvrir le savant excentrique. Toutefois, pour les autres, son intérêt est limité par la monotonie générale du récit, dépourvu de toute aspérité littéraire. Le roman se bâtit de la manière la plus classique possible : dans un monde réaliste construit par des descriptions, un personnage vit des états psychologiques conventionnels, décrits par une instance narrative extérieure et surplombante. D’invention, on trouvera peu de traces dans ce procédé ; le texte tout entier est un jeu de pratiques narratives et thématiques rebattues. L’« Ère du soupçon » dont Nathalie Sarraute annonçait l’avènement en 1956 ne concerne apparemment pas ce type d’écriture. Ni le romancier ou la romancière, ni le lecteur ou la lectrice ne semblent croire à l’existence du personnage, écrivait Sarraute : chacun se lassant de la description d’« une réalité dont chacun connaît, pour l’avoir parcourue en tout sens, la moindre parcelle » ; « quant au caractère, il sait bien qu’il n’est pas autre chose que l’étiquette grossière dont lui-même se sert, sans trop y croire, pour la commodité pratique, pour régler, en très gros, ses conduites. […] L’intrigue, s’enroulant autour du personnage comme une bandelette, lui donne, en même temps qu’une apparence de cohésion et de vie, la rigidité des momies. »

Bandelettes

Dans La joie discrète d’Alan Turing, il y a d’un côté les gentils personnages, ceux qui comprennent Turing, le doux rêveur, de l’autre les méchants, représentants d’une société britannique conservatrice et étroite d’esprit. Point vraiment de nuance. Les psychés n’ont que peu de mystère, ce qui se passe en elles est généralement ce qui est dit qu’il se passe en elle. Le livre délaisse même les enjeux artistiques, scientifiques et philosophiques inhérents à sa carrière, dont il se débarrasse ici et là en quelques chapitres ou paragraphes, pour se consacrer à l’intériorité d’un Turing un peu fade, menant une vie sans aventure ni réelle passion.

Pour exemple, une des thèses psychologiques développées dans le roman est celle d’un Turing n’ayant jamais connu de cocon familial, portant ce manque comme une blessure, recherchant et enviant l’unité affective d’une famille aimante. Soit, mais ceci est exposé avec redondance dans des scènes plus explicites les unes que les autres. Ainsi, au sujet de ses voisins :

Depuis son installation ici, chaque fois qu’il les salue de la main ou qu’il s’approche pour leur parler, leur bonheur pourtant très ordinaire l’ébranle. Il a conscience de se tenir à l’écart d’un plaisir de vivre qu’il peut seulement observer de loin. En fait de famille, il n’a que cette maison et quelques meubles plus ou moins abîmés qui ont appartenu à des inconnus.

Trois phrases très banales, des clichés (un homme de génie ébranlé par le « bonheur ordinaire » qu’il observe de loin ; la maison vide), pour dire et redire une même chose, finalement pauvre de sens. Tout cela sera répété plus loin dans le texte. Ces phrases, comme nombre d’autres, sont autant de bandelettes qui enveloppent la « momie » Turing, tentant de lui donner « une apparence de cohésion et de vie ». Une apparence seulement. ♦

Auteur·e·s
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Article au format PDF
Jacques Marchand
Montréal, Québec Amérique
2019, 432 p., 24.95 $