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Aperçu de la vie véritable et romanesque de l’auteur que l’on surnommait Love

Aperçu de la vie véritable et romanesque de l’auteur que l’on surnommait Love
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Photo : Sandra LachancePhoto : Sandra Lachance

«Une rencontre, ça se fait pas avec les gens, explique Deleuze dans L’Abécédaire, ça se fait avec un tableau, avec un être de musique…» Blaise Ndala, je l’ai rencontré ainsi, d’abord avec une œuvre. Comme un être de mots et un être de musique. Via ses deux premiers romans, J’irai danser sur la tombe de Senghor (L’Interligne, 2014) et Sans capote ni kalachnikov (Mémoire d’encrier, 2017). Via la rumba congolaise que l’on entend résonner dans tous ses ouvrages et que j’y ai découverte. J’écoute Franco & le Tout Puissant OK Jazz en écrivant ce texte – «tu sais que l’amour, c’est le cœur», est-il chanté à cette seconde précise. «Moi, ma drogue, c’est la musique», me dira d’ailleurs Blaise. Cette sensibilité me parle.

Après avoir terminé J’irai danser, dans lequel on suit le jeune Modéro qui veut, dans les années 1970, intégrer la scène musicale de Kinshasa, je suis allé regarder sur YouTube un vieux concert de Zaïko Langa Langa, autre groupe phare du Zaïre puis de la République démocratique du Congo (RDC). Je crois que c’est le tissage continu des guitares qui m’a tout de suite séduit. Je l’ai appelé «le solo infini». Et puis il y avait la profondeur des chants, une joie grave, un chaud-froid bouillant d’existence. Comme le style que j’ai découvert chez Blaise. J’ai baptisé ce style «la montagne russe». L’écrivain me dira: «Sinon, ça perd sa saveur.»

Je parle ici de la façon dont Blaise peut user de la périphrase précieuse et de l’imparfait du subjonctif dans une phrase, puis descendre en piqué dans l’humour le plus scabreux et la vulgarité fière à la suivante. De la façon dont il peut évoquer l’horreur des exactions des guerres de la région des Grands Lacs pour aussitôt virer à quatre-vingt-dix degrés dans la joyeuse camaraderie. Un violeur, un tueur, un enfoiré, Européen ou Africain, demeure toujours sous la plume de Blaise un humain; peut-être est-ce en partie dû à sa formation d’avocat. Chaque opinion, parfois des plus sensibles, y est défendue, argumentée, dans une polyphonie vivante. On ne cesse de philosopher dans les romans de Blaise. La violence y côtoie la puissance d’être en vie, le monde dans son cirque coup de poing, son absurdité et le risque permanent que le sens s’effondre. C’est le genre d’univers que j’ai rencontré chez Blaise. Dans ses deux premiers livres d’abord, puis récemment avec Dans le ventre du Congo – musicalement, on y revient aux débuts de la rumba congolaise avec Wendo Kolosoy, grand musicien et chanteur kinois décédé en 2008.

L’amour et la violence. Tout simplement. Et derrière, l’ombre d’un romancier humain, d’un homme d’expérience et d’une éthique chaleureuse et humaine. Deleuze bannit la rencontre avec la personne derrière l’œuvre, forcément décevante. Ici, je n’ai plus été d’accord avec le philosophe. J’ai rencontré Blaise. Par courriel, dans des salons du livre, puis autour de l’écriture de mon roman pour lequel il a été l’un de mes consultants, puis pour écrire ce texte. Pour l’entendre me parler de sa vie et de son activité d’auteur. Une rencontre se fait aussi avec les gens.

Fais bon voyage et n’oublie jamais, dans le bonheur comme dans l’adversité, de quel palmier tu es la brindille.
(J’irai danser sur la tombe de Senghor)

Nous nous retrouvons au parc Lafontaine. Blaise tient une viennoiserie dans sa main gauche. Il la mange en deux heures. Il me raconte comment le théâtre s’est emparé de lui, jeune – à une époque où on le surnommait «Love», me confie-t-il, un sourire au coin des lèvres –, dans la ville de Kikwit, dans son Kwilu natal, où il effectue son secondaire. Un prêtre volage de grande culture l’y a initié. Plus tard, ce prêtre défroquera, deviendra millionnaire dans les nouvelles technologies et se mariera à Montréal au moment où Blaise y atterrira pour s’établir au Canada! Les retrouvailles entraîneront leur lot de joies et de problèmes. Je commence à comprendre que la vie de Blaise est un roman… Je me souviens de lui avoir écrit un jour que je trouvais parfois que les coïncidences dans ses romans pouvaient, en regard du constant propos politique, acquérir une dimension utopique. Je réalise que son parcours est à la hauteur de ces coïncidences romanesques. Ou peut-être ces hasards sont-ils en toutes vies, certaines personnes sachant mieux que d’autres les mettre à jour.

Je ne saurais dresser ici la liste de tous les personnages rencontrés dans le récit qu’il m’a fait de sa vie. Il y a eu son oncle, grand érudit communiste révolutionnaire – il s’est fait appeler Abu Nidal en l’honneur du terroriste palestinien –, qui a voulu s’engager aux côtés des combattants en Palestine et a pleuré le jour où l’armée soviétique s’est retirée d’Afghanistan (paradoxe quand tu nous tiens… Que celle ou celui qui n’a pas péché jette la première pierre). Blaise me parle avec émotion d’Abu Nidal, à qui il dit devoir énormément. Également parmi les personnages de cette vie, le père absent pendant quelques années, pour qui le petit Ndala, peu doué pour les travaux manuels, écrit des poèmes comme des bouteilles à la mer. Il est d’ailleurs tancé par un de ses professeurs: «Pour qui tu te prends? Pour Senghor?»

Il jonglait entre Pierre Corneille et Aimé Césaire, louangeait Sony Labou Tansi, «le résistant et demi», agonisait Céline, «l’ami des collabos».
(Sans capote ni kalachnikov)

La référence sénégalaise est volontaire, car le grand-père maternel de Blaise, Mamadou Dia, une figure importante du village, un mbaku – rôle de sage et de magistrat selon la tradition kongo –, est bien connu pour son physique élancé de descendant du Sénégal. Alors qu’il s’apprêtait à partir de longues années pour terminer ses études en Belgique, Blaise a signifié au vieil homme qu’il ne pourrait pas mourir tant qu’il ne l’aurait pas revu de ses yeux. «Tu seras Siméon!», lui a-t-il dit, du nom de cet homme pieux averti par Dieu qu’il ne mourrait pas avant d’avoir vu le Christ. Quand Mamadou Dia a appris que son petit-fils avait été célébré en tant qu’auteur sur la terre de ses ancêtres, il a déclaré pouvoir mourir en paix. «Mais tu ne peux pas mourir, tu ne m’as pas encore revu de tes yeux!» Le voyage imprévu de Blaise au Sénégal et comment, par le plus grand des hasards, il s’est retrouvé l’hôte de Sada Kane, le plus célèbre des critiques littéraires du pays de Senghor, constitueraient un article à part, tant les épisodes des pérégrinations de Blaise sont riches. En se recueillant sur la tombe du président-poète de la négritude – tout juste après François Hollande, autre hasard ndalien… –, Blaise a compris qu’il venait de compléter une boucle, de consoler le petit Blaise sans papa dont on se moquait, et de rendre hommage à ses racines et à la littérature africaine. Mais Mamadou Dia ne l’avait toujours pas revu de ses propres yeux. Il devra attendre l’âge de cent trois ans pour cela! Revoir son romancier de petit-fils et enfin mourir en paix.

Je disais tantôt à mon ami Marcel Ntsoni de le consigner dans le tout premier bouquin d’orgasme et d’alcool de maïs qu’il pondra.
(Dans le ventre du Congo)

«Je n’ai jamais pensé devenir écrivain. J’ai écrit d’abord pour les autres», m’avoue Blaise. Il avait d’ailleurs un roman dans ses tiroirs depuis un moment, quand sa compagne de l’époque l’a encouragé à publier. Il a plutôt décidé d’en écrire un nouveau. «J’ai commencé à 15h30 et à 22h j’écrivais encore. Tout me venait d’un coup. Je l’ai écrit en trois mois.» Ainsi est né J’irai danser sur la tombe de Senghor. Le roman vivra en Amérique du Nord, en Europe et en Afrique. Je demande à Blaise quelles sont ses influences. Alors ses yeux soudain s’illuminent. Il se lève du banc sur lequel nous sommes assis. «Sony Labou Tansi, du Congo Brazza! Marcel Ntsoni, son nom en vrai, je l’ai mis dans mon dernier livre, auprès de l’Ancien de Saïo, dans la scène du marché… Il était au Zaïre à cette époque. Un génie! Je lui dois tout.»

Il me parle du premier roman de Tansi, La vie et demie, «une lumière éblouissante!». Il me dit avoir eu la chance de voir son idole sur scène. «Il y a du réalisme magique dans son œuvre. Il se réapproprie Márquez, il se rapproprie tout ça.» D’ailleurs Gabriel García Márquez est l’autre grande influence de Blaise. Son préféré: Mémoire de mes putains tristes. Mais c’est surtout Tansi qu’il vénère. Il m’explique que c’est sûrement chez lui qu’il a appris à ne pas avoir peur d’abîmer la langue, à pratiquer cette «montagne russe», mais aussi à développer la complexité humaine de ses personnages, à préférer la nuance intellectuelle aux positions tranchées. Il s’est par exemple refusé à publier son roman sur Mobutu, qu’il trouvait trop caricatural, et pourtant il aurait de quoi écrire à charge contre l’ancien dictateur, sa famille ayant été victime des persécutions politiques du fait de son appartenance ethnique. «Un roman est une rencontre, des nuances, des couleurs, des tons différents; ce n’est pas enfoncer dans la gorge de l’autre une vision du monde.»

Demain, tout se jouera sur l’image et chaque image, croyez-moi madame, vaudra de l’or – certaines images plus que d’autres, bien entendu.
(Sans capote ni kalachnikov)

Blaise ne s’est pas rassis. Il reste debout, il vit ce qu’il raconte. Il change de voix, il imite les personnes dont il parle. Il est encore le jeune garçon amoureux du théâtre de Kikwit. Il parle des moments où il a ri, et de ceux où il a pleuré. Il parle de tous les lieux où il a vécu, RDC, Belgique, Canada, Haïti. Il a côtoyé les plus pauvres et les plus riches. Il s’est fâché, il s’est attendri. Il a certainement son lot de vices, que complètent ses qualités. Tant mieux. Il a bien appris qu’il n’existe aucun saint ni aucune sainte sur cette Terre. Ce que je sens, c’est qu’il n’est pas prisonnier des images, pas un homme de perfection, mais encore moins un cynique, avant tout un humain parmi les humains, congolo-canadien et bien plus encore. Un voyageur.

Je lui fais remarquer que tous ses personnages vivent aussi son parcours, soit de l’Afrique à l’Occident. Il le découvre. Il ne l’avait jamais vu, comme bien souvent auteurs et autrices sont aveugles à ce qui saute aux yeux dans leurs textes. Cette forme «d’aveuglement» est pour moi un corollaire de la vie vécue. Le nez dedans. Un gage d’œuvres intéressantes, qui rendent la vie encore plus intéressante qu’elles. Je suis content de rencontrer l’homme derrière l’œuvre. N’en déplaise à Deleuze.

 


Paul Kawczak est éditeur à La Peuplade et chargé de cours à l’Université du Québec à Chicoutimi. Il a écrit deux livres de poésie et un roman.

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