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Anna ne rentrera plus

Nouvelle
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Un après-midi, un homme édenté, laidement vêtu, à la barbe mauvaise et aux cheveux si gras qu’ils en paraissaient mouillés cogna chez Anna et lui zozota, par la porte entrebâillée, qu’il avait vu les caisses vides sur le balcon arrière et l’en débarrasserait, si elle voulait, en échange de la consigne. Anna, qui n’avait pas envie d’être ainsi aimable, moins par haine des vagabonds que parce qu’elle était complètement cassée elle-même et comptait sur les dix sous que valait chaque vide pour amortir le prix des pleines qu’elle s’achèterait en fin de semaine, répondit que merci, mais elle s’en occuperait elle-même. Le lendemain matin, à l’heure de son départ pour le travail, quand Anna ouvrit la porte arrière, quelque chose lui parut étrange. Le point de vue du deuxième où elle habitait était idéal pour observer la ruelle: pas de haute palissade, aucun pan de mur, qu’une vieille clôture de broche. De ce balcon, la nuit, assise sans un bruit à son guéridon pour boire un panaché et fumer ses indiennes, elle épiait les livraisons que le chauffeur d’une Cadillac noire tous feux éteints effectuait par la porte arrière du restaurant italien, des paquets qui ne contenaient sans doute ni huile d’olive ni rondelles congelées de calmar à frire. Le matin, en prenant son café et fumant ses indiennes, elle regardait les enfants, sac au dos, marcher dans la ruelle vers l’école à deux intersections de là. Après les cours, le petit voisin sortait son filet de hockey, jouait seul et commentait lui-même ses exploits comme à la télé. Ce matin-là n’était pas comme d’habitude. Elle ressentit une fugace inadéquation en remarquant dans la cour son chapeau beige, qui contrastait avec le vert du gazon près de la clôture, renversé pour recueillir la pluie. Mais le soleil brillait. Que pouvait bien faire là sa cloche de feutre au ruban cyan piqué d’un chou délicat, sa cloche d’aucune valeur mais qu’elle aimait tant, identique à celle que portait son arrière-grand-mère sur l’encadré sépia accroché au mur de sa chambre? Parce qu’elle ne roulait jamais sans son chapeau, elle le laissait dans le panier de son vélo sur le balcon, ça n’avait pas de sens. Alors elle remarqua enfin que son vélo n’était plus sur son balcon ni nulle part, on l’en avait enlevé, on avait descendu les marches avec lui sur l’épaule, et une fois en bas on l’avait déposé dans le gazon, les brins d’herbe s’étaient faufilés dans les rainures des pneus avec un frottement inaudible hormis pour les insectes, un terrible vacarme de végétation écrasée par une force imparable, il avait fallu passer le vélo par-dessus la clôture dont la porte était cadenassée, et, à ce moment, la cloche était tombée du panier. Elle fit un geste vers l’escalier. Peut-être cela s’était-il passé il y avait tout juste un instant, peut-être pourrait-elle sauter la clôture et voir le voleur, crier, courir derrière lui et l’effrayer, le faire fuir à pied, incohérent, laissant le vélo couché au milieu de la ruelle. Mais elle s’arrêta. C’était perdu. Sans doute le clochard venu lui demander ses bouteilles vides la veille avait-il voulu se venger de son refus en lui piquant de nuit son vélo, lequel ne valait pas plus que les quelques caisses de vides empilées au coin du mur, une lourde bécane d’acier, parsemée de rouille, bouquet de plastique au panier. Elle mit les deux mains sur ses tempes et eut l’impression d’un vertige au plexus. Puis ses yeux s’ouvrirent très grand, et sa bouche, d’abord en Ô, se déforma, mandibule avancée, canine révélée par la lèvre diagonale, et elle hurla une combinaison de jurons à la ruelle, les déclinant jusqu’au dernier terme avec un lent mouvement de ses mains crochues vers le bas, comme si elle s’arrachait la tête pour la tenir devant elle et la serrer de ses doigts pour l’éclater comme une pastèque. Puis elle ferma les poings, qu’elle secoua en l’air pour accompagner ses grognements. Cette longue expiration l’étourdit et la fit chanceler. Heureusement, plutôt que de basculer par-dessus la rambarde, elle s’adossa au mur, se laissa glisser au sol et s’assit dans sa jupe parachute qui se dégonfla peu à peu. Encore étourdie, elle voyait des éclats scintiller et les couleurs se muer comme dans un kaléidoscope, mais maintenant respirait à pleins naseaux, deux larmes accrochées aux cils. Elle jura encore quelques fois puis ferma les yeux. Des insectes lui couraient à l’intérieur des mains. Elle songea au clochard qui descendait la rue de La Roche sur son Peugeot à elle, sa tignasse crasseuse dans le vent. Elle avança encore sa mandibule, mais elle contint ses insultes. C’était le meilleur moment pour la prière. Elle n’était pas alcoolique, non. Mais elle trouvait des vertus à la prière de la Sérénité. «Mon Dieu, donnez-moi la sérénité d’accepter les choses que je ne peux changer, le courage de changer les choses que je peux, et la sagesse d’en faire la différence», récita-t-elle une première fois. Puis une deuxième sans rien demander à Dieu, parce que, lorsqu’on ne croit pas, cette adresse enlève aux prières leur fond de vérité et leur réel pouvoir d’action. «Je dois trouver la sérénité…» Et elle fit tourner ces paroles en boucle dans sa tête, les yeux toujours fermés. Elle était lasse, épuisée par l’explosion. Plusieurs mois, plusieurs années de petits et grands malheurs — le diadème de tristesse qui lui ceignait la tête en permanence et dont les griffes osaient parfois s’insinuer dans ses pensées, l’abandon de ses études malgré sa réussite, l’insondable solitude après la publication de son petit roman passé inaperçu, son chat évadé, l’infarctus qui avait failli emporter son père, son entorse au genou, Marc l’abruti entré dans l’armée, à qui elle souhaitait une balle perdue dans la rotule —, tout cela s’était sublimé dans un climax de cinq secondes. Elle était maintenant assise dans un rayon de soleil, qui rougissait l’intérieur de ses paupières closes. C’était jeudi, jour de paie. Elle se leva, descendit les marches, ramassa son chapeau sur le gazon. Il n’était même pas renfoncé. Elle s’en coiffa, rentra et, à la cuisine, rinça la cafetière italienne, qu’elle remplit d’eau et de café puis remit sur le feu. Elle décrocha le téléphone, expliqua à la gérante du bistro qu’on avait volé sa bicyclette et qu’elle ne pourrait pas rentrer au travail aujourd’hui, qu’en fait elle ne rentrerait plus jamais. Bientôt la cafetière grésilla sur le rond incandescent.♦

 


Maxime Raymond Bock a publié le recueil d’histoires Atavismes (2011 ; Boréal compact, 2013) et les novellas Rosemont de profil (2013) et Des lames de pierre (Cheval d’août, 2015)

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