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Amoureuses éplorées dans les ruines du XXe siècle

Amoureuses éplorées dans les ruines du XXe siècle

Si «le rêve est sa propre réalité», le chapelet de songes qu’égrène Paige Cooper dans son premier recueil constitue un véritable archipel des possibles, où les univers flottent nonchalamment comme quelques îles égarées par un démiurge distrait.

Traduction

Si «le rêve est sa propre réalité», le chapelet de songes qu’égrène Paige Cooper dans son premier recueil constitue un véritable archipel des possibles, où les univers flottent nonchalamment comme quelques îles égarées par un démiurge distrait.

Finaliste au prestigieux Prix du Gouverneur général l’an dernier, Paige Cooper arrive dans le monde francophone portée en triomphe par une nuée de rumeurs favorables, nouvelle reine montréalaise ayant déménagé ses pénates depuis les sommets enneigés de Canmore pour adopter la métropole royale. Les bruits de couloir disaient le plus grand bien de Zolitude, ce premier recueil de nouvelles flirtant avec l’imaginaire. On le découvre dans l’admirable traduction de Catherine Ego, dont il faut saluer le difficile travail, au regard de la singularité des univers parcourus et du vocabulaire inventif qu’ils impliquent.

Plonger aux confins de l’étrange

Dès «Zolitude», la nouvelle éponyme qui ouvre le bal, on ne tarde pas à admettre le talent de Cooper et l’originalité de sa proposition dans le paysage souvent plus terre à terre des lettres canadiennes.vCeux qui ont lu Heather O’Neill y verront peut-être, comme moi, une parenté qui se base sur une propension aux comparaisons étonnantes et aux amoureux (ici, ce sont surtout des amoureuses) éclopés s’entrechoquant sur fond de mélancolie. Le rapprochement ne va cependant pas plus loin, puisque Cooper préfère s’écarter du réel pour mieux le comprendre — contrairement à O’Neill, qui, malgré sa nature fantasque, garde close la frontière entre fabulation et réalité. Les contours chez Cooper sont fréquemment estompés, comme une ligne de fusain longuement brossée, jusqu’à en perdre presque complètement son tracé initial. Le lecteur devient ici un marcheur arpentant la fiction comme dans un rêve étrange, explorateur des profondeurs ne percevant qu’une infime portion du monde à travers le hublot étroit de son bathyscaphe. Un sentiment persistant d’étrangeté, de voyeur-imposteur, s’étoffe tout au long du voyage que composent les quatorze nouvelles du recueil. Plusieurs d’entre elles parviennent à s’imprimer dans nos capricieuses mémoires; d’autres nous laissent confus, désorientés quasiment du début à la fin, ou s’achèvent à l’instant où les codes internes de la proposition commencent à peine à être livrés au lecteur trop longuement maintenu en apnée. Excessivement inégal, ce livre constitue toutefois une immense promesse pour qui se donnera la peine de le parcourir en entier, dans ses approximations comme dans ses splendeurs.

Rêves en ruine

Aujourd’hui, le pont à haubans est plus pavoisé de ses cordages qu’un orchestre de chambre. La tradition veut que les jeunes mariés cadenassent leurs cœurs aux dégringolades des ses [sic] câbles les plus fins. Avec le temps, les cadenas ont proliféré jusqu’à tisser une cotte de mailles. Certains jours de soleil et de pluie, je les ai vus enchevêtrés comme la rosée sur le fil de l’araignée. Si je draguais le fleuve pour y retrouver la clé de ma boîte aux lettres, j’en retirerais dix mille promesses détrempées.

Tirée de la nouvelle «Zolitude», cette longue citation donne à lire un style somptueux, luxuriant comme les jungles touffues prospérant dans d’autres nouvelles de ce recueil. La jungle qui nous intéresse ici est toutefois plutôt celle de l’amour et du béton, tous deux en décrépitude, inextricablement entrelacés dans une étreinte s’apparentant à celle des lutteurs. Homosexuels comme hétérosexuels n’échappent pas à ce violent corps à corps ayant pour but de déterminer qui du couple aura le haut du pavé. Amour et domination y riment étrangement. Ces incessants combats prennent pour décor des mondes inattendus qui empruntent au registre de la science-fiction. Dans les textes les plus réussis, la terreur s’incarne dans des volatiles géants arpentant le ciel à la recherche d’hommes à croquer, qu’ils aient le goût du péché ou celui de l’innocence. Dans «Exégèse du Grand Œuvre», on enquête au sein d’une base scientifique sur la disparition d’un chercheur mégalomane à la recherche de la chimérique femme quintessentielle.

Puis, on met les pieds sur l’inévitable Mars dans une nouvelle particulièrement originale et à l’ambiance très réussie, qui nous place aux premiers temps de la colonisation de cette planète dépouillée de ses bonshommes verts, lesquels font place à un couple de chasseurs de comètes qui invitent à souper d’autres colons ayant une grande «aptitude psychologique à boire l’urine filtrée de l’autre». Dans un sillon plus réaliste, on traînasse avec un ancien champion de ski qui, après avoir connu la gloire, s’enfonce dans l’abattement et la médiocrité. Avec des personnages aussi forts et ce style éclatant, on ne peut que s’enthousiasmer en attendant le premier roman de Cooper et ses idées plein la calebasse. Il y a fort à parier que ses univers bénéficieront de l’expansion et que sa force d’évocation s’accroîtra dans la forme longue. En attendant, il nous reste à méditer quelques amples idées, comme celle-ci: «La seule différence entre le passé et le futur, c’est que le futur fait encore peur.» ♦

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Paige Cooper
Catherine Ego
Montréal, Boréal
2019, 256 p., 27.95 $