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Amour empaillé

Premier roman d’un jeune auteur natif du Saguenay, Tu aimeras ce que tu as tué expose la hargne de Faldistoire Beauregard pour Chicoutimi. Cette colère aurait pu se déchaîner sur n’importe quelle ville, pour autant qu’elle eût été le tombeau d’une enfance et d’une adolescence honnies.

Littérature de genre

Premier roman d’un jeune auteur natif du Saguenay, Tu aimeras ce que tu as tué expose la hargne de Faldistoire Beauregard pour Chicoutimi. Cette colère aurait pu se déchaîner sur n’importe quelle ville, pour autant qu’elle eût été le tombeau d’une enfance et d’une adolescence honnies.

Mort à quatre ans des suites de sévices sexuels, le narrateur-enfant Faldistoire hante les vivants et réintègre son existence de jadis, continuant à fréquenter son école primaire comme si de rien n’était. Bientôt, Sylvie, Sébastien et Marie-Loup ressuscitent à leur tour dans le cimetière aux crapauds, les batraciens étant un leitmotiv du récit. Après leurs études au primaire, au secondaire et dans un collège privé, les spectres seront enfin prêts à se venger de «ceux qui les ont tués».

Mais pourquoi ces enfants reviennent-ils à la vie? Est-ce la conséquence de leur assassinats sordide (les victimes arrachées abruptement au quotidien seraient plus enclines à hanter les lieux où elles ont connu une mort brutale) ou le résultat des rituels nécromanciens de la mère de Sylvie, prétendue sorcière qui énuclée les bêtes domestiques? L’explication est peut-être à chercher du côté de Faldistoire (son prénom aux accents prophétiques désigne le siège des évêques et des dignitaires liturgiques dans les églises), l’enfant refusant le mutisme, car «on les enterre vite, nos morts, à Chicoutimi, et c’est pour ne plus en entendre parler». Même lorsqu’ils sont déchiquetés par la déneigeuse de Kevin Lambert...

Ce dernier, protagoniste homonyme de l’auteur, devient l’amant de Faldistoire, alors adolescent. Père du jeune Croustine, Kevin héberge le spectre de son fils. Un peu effarouché par ce père qui l’a assassiné, le fantôme âgé de trois ans continue néanmoins de porter ses pantoufles favorites. Au bout de l’une d’elles, une tête de bichon a été empaillée par son grand-père taxidermiste (qui exige d’être naturalisé après son décès pour figurer parmi ses créatures inertes).

Les adolescents-revenants, bien matériels, comme en témoignent les relations sexuelles de Faldistoire et Kevin, paraissent en définitive ressusciter à cause de la violence, pour l’incarner de manière flamboyante: «Tu es revenu d’entre les morts pour hanter mes plus beaux cauchemars. Exhibe ta cicatrice. Elle monte si haut...» Les spectres-enfants sont obnubilés par la mort et la vengeance, hormis Sylvie et Croustine, beaucoup trop jeune (mais on sent déjà poindre le fauve en lui).

La beauté des batraciens

Tu aimeras ce que tu as tué est un roman pulsionnel, instinctif, tant dans son propos que dans son écriture, émaillée de symbolique sulfureuse (les cartes de tarot, les crapauds — l’espérance est à chercher dans la quiétude des cimetières, parmi les pissenlits-mandragores nourris de chair humaine et la beauté des batraciens). Des envolées poétiques succèdent aux passages plus bruts, s’amalgamant en un récit qui se plaît à provoquer, à produire le malaise. L’histoire puise dans la fosse de la cruauté enfantine rappelant ce petit voisin qui racontait toujours de la même façon — d’une voix atone — comment il avait fait souffrir des chats avant de les pendre. L’auteur sonde une violence qui doit être narrée.

La plongée dans l’horreur est constante, six pieds sous l’herbe des nécropoles, fascinante d’authenticité et de contrastes désespérés, les personnages sont en quête de quelque chose de fort, de grand, d’infaillible, quelque chose comme une averse isolée ou une vérité de biscuit chinois, quelque chose comme un coup de poing dans le ventre, un coup de poing qui soulage et persuade qu’on est plus que le spectre de nous-mêmes.

Cependant, comme Faldistoire l’énonce, cette quête est vouée à l’échec: «Le campe achevé a perdu toutes les possibilités qu’offrait encore son chantier.» Échec que Faldistoire impute en grande partie à Chicoutimi, notamment à la fin du roman, prévisible et légèrement expédiée, plutôt zeitgeist. Tapageuse, la chute ne possède pas la subtilité de l’ensemble. En effet, Lambert explique peu le potentiel fantastique (la faille, l’imminence géographique de l’apocalypse) de sa ville d’origine, tout comme sa charge de violence. Pourquoi, somme toute, le fantastique et le post-apocalyptique prennent-ils spécifiquement pour théâtre une Chicoutimi barbare? Cet aspect demeurera en suspens, arbitraire, et c’est dommage.

Détester ce que nous avons mis au monde

Le roman de Lambert (dont l’atmosphère intemporelle évoque par moments les récits de David Clerson, parus chez le même éditeur) fait partie des ouvrages saisissants qui nous font visiter des musées de cruautés aussi troublants que nécessaires. Ces traverses essentielles rappellent Octave Crémazie, qui écrivait dans l’une de ses lettres: «Ne vaut-il pas mieux faire sucer [aux] lecteurs la moelle des lions que celle des lièvres?» Après tout, «l’antidote d’un poison est toujours tiré du poison lui-même». Nul doute, Kevin Lambert signe avec Tu aimeras ce que tu as tué une première œuvre puissante, personnelle et kaléidoscopique, qui cisaille, empaille le cœur à mains nues.♦

Auteur·e·s
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Kevin Lambert
Montréal, Héliotrope
2017, 216 p., 21.95 $