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Alleyn, coureur de formes

Malgré son ampleur et son ambition, cette biographie hénaurme demeure un ouvrage accessible qui restera gravé dans notre mémoire collective.

Beau livre

Malgré son ampleur et son ambition, cette biographie hénaurme demeure un ouvrage accessible qui restera gravé dans notre mémoire collective.

Par je ne sais quel tumulte des océans, Gilles Lapointe, professeur associé au Département d’histoire de l’art de l’UQAM et spécialiste du mouvement automatiste, hérite de la pugnacité du célébrissime capitaine Achab et ramène au port — contrairement à ce dernier — après treize années de voyagement, une bête dont la blancheur ensorcèle et d’une richesse inouïe. On l’imagine bien, dans le jour déclinant, à la lueur d’une lampe à huile, se pencher sur la somme de ses efforts et y trouver dans «l’intérieur mystiquement alvéolé» de sa biographie-monstre l’un des peintres les plus importants de sa génération, Edmund Alleyn.

Avec cette parution, Les Presses de l’Université de Montréal inaugurent une nouvelle collection ayant pour nom «Art +», dont la ligne éditoriale est de «regrouper des ouvrages qui proposent le résultat des recherches récentes en histoire de l’art». Signant le premier opus de cette collection, Gilles Lapointe peut s’estimer heureux parce qu’il parvient, malgré la retenue dont a toujours fait preuve Alleyn sur sa vie, à cerner celui qui se disait plusieurs dans son atelier1.

Anatomie

Des premières peintures, dotées d’une «sauvagerie instinctive», traversées par les paysages maritimes de la Gaspésie, en passant par la période «indienne», jusqu’à l’Introscaphe et le retour de l’artiste au Québec, où il «reprend possession de sa terre et de ses gens», Lapointe — on l’aura compris assez vite — n’enfreint jamais l’intime de ce dernier, les assoiffés de détails scabreux devront se tourner vers d’autres rives. Motivé et inspiré par le parcours intellectuel du peintre qui n’a cessé de chercher des formes nouvelles plus adaptées à son époque, Lapointe tire des flots une biographie totalisante possédant la dégaine d’un bildungsroman. Dopé d’extraits d’entrevues inédites du biographe avec Alleyn; de la correspondance de l’artiste, de ses notes; de témoignages de proches, de critiques ou de galeristes, l’ouvrage s’emploie, par une éclairante polyphonie et un savoir encyclopédique, à buriner sur la pierre de notre histoire l’existence et l’œuvre de cet homme dont la démarche est jalonnée de plusieurs pivots «qui constituent la recherche d’une continuité à travers les ruptures».

Si le texte souffre quelquefois de redites produites par le jeu d’écho entre ce qu’avance Lapointe et les témoignages fournis comme preuve, on ne saurait lui reprocher d’utiliser sa rigueur universitaire tel un harpon afin d’y débusquer le personnage. Toutefois, j’aurais aimé qu’il se faufile un instant dans le hamac où dorment Queequeg et Ismaël pour le voir se détendre quelque peu. Il y parvient d’ailleurs vers la fin de l’ouvrage où on le sent plus près du peintre en fin de vie; davantage témoin que savant. Comme s’il remisait sa vareuse de professeur le contraignant dans ses gestes et parvenait à mieux s’approcher d’Alleyn, à unir, dans un mélange relevant de la plus adroite alchimie, tout un pan de ses aventures intellectuelles et artistiques avec le récit d’un homme mélancolique, enfoui désormais dans ses derniers retranchements. Le lecteur touche — grand cadeau qu’on lui fait — «la vie dans ce qu’elle a d’unique et d’absurde, de terrible et de merveilleux».

Le biographe sait «porter un regard rétrospectif en interrogeant l’origine des choses [et] prospectif pour savoir où elles vont». Ni rature ni biffure chez Lapointe, occupé d’abord à nous servir, malgré la masse titanesque d’informations, un ouvrage accessible qui ne renie pas l’exigence propre d’une telle entreprise.

Attaquer le soleil

Le design et la mise en page de facture classique donnent beaucoup d’élégance à la biographie. Malgré sa grandeur, l’objet-livre cultive pourtant l’ambiguïté, car si le fond vise une pérennité, les matériaux utilisés, quant à eux, ne rendent pas justice à ce monstre de blancheur; la reliure est très vite marquée par la lecture, le carton se corne facilement et se tache. Ces détails pourraient paraître anodins pour une biographie traditionnelle, mais comme l’objet voisine la beauté de luxueuses monographies, le fervent amateur de livres sur l’art ne peut être qu’un tantinet désappointé. Il est vrai aussi que notre œil se serait laissé séduire par davantage de toiles ou de dessins du peintre plutôt que par les nombreux fac-similés de cartons d’invitations de ses expositions. Bien sûr, je comprends les aléas financiers entourant la reproduction d’œuvres, ainsi que la tangente archivistique du projet — ce désir de tout dire, de ne rien laisser échapper —, mais comme l’amant découvrant les voluptés de sa nouvelle maîtresse, on ne se surprend pas d’en désirer un peu plus.

Néanmoins, Lapointe peut se reposer un instant de son long périple parce que sa grande bête blanche de livre contribue à redonner à Edmund Alleyn «sa place comme l’une des figures majeures de l’art québécois du XXe siècle.» ♦

  • 1. Inspiré par le titre de l’exposition du Musée d’art contemporain de Montréal, «Dans mon atelier, je suis plusieurs» (2016).
Auteur·e·s
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Article au format PDF
Gilles Lapointe
Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal
coll. « Art + »
2017, 448 p., 59.95 $