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Abolir les frontières

Il est révolu le temps où les éditeurs, pour attirer des auteurs, s’imposer dans le milieu littéraire et se tailler une place de choix sur le marché du livre, devaient obligatoirement avoir pignon sur rue à Montréal ou à Québec.

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Il est révolu le temps où les éditeurs, pour attirer des auteurs, s’imposer dans le milieu littéraire et se tailler une place de choix sur le marché du livre, devaient obligatoirement avoir pignon sur rue à Montréal ou à Québec.

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En 1971, déjà, les Écrits des Forges, créés par le poète Gatien Lapointe, élisent domicile à Trois-Rivières, et contribuent à faire de la ville, au fil des ans, un foyer de production incontournable de la poésie. Depuis près de vingt ans, la littérature québécoise est dynamisée par une pléthore de nouvelles structures éditoriales dirigées par des femmes et des hommes qui ont sciemment choisi d’installer leurs pénates en dehors des centres urbains et culturels: l’on peut penser à La Peuplade, aux éditions du Quartz ou encore aux toutes récentes éditions Chauve-souris, respectivement établies à Saguenay, Rouyn-Noranda et Magog. Quel est le quotidien de ces éditeurs? Que représente pour eux le fait de travailler en région? À quels défis sont-ils confrontés? Comment réussissent-ils à tirer leur épingle du jeu? Regard sur ces quelques outsiders qui redéfinissent, à leur façon, la cartographie de l’édition littéraire.

Exister dans la périphérie

Publier des livres, à fortiori des œuvres littéraires, n’est pas aisé et c’est peut-être encore plus difficile pour les éditeurs installés en région, qui doivent de surcroît composer avec un enjeu de taille: la mobilité. «Nous [les membres de l’équipe éditoriale] devons nous déplacer souvent, et la route est longue, affirme Simon Philippe Turcot, directeur général de La Peuplade. Il est rare que nous soyons tous réunis au même moment au siège social. L’un de nous est la plupart du temps en déplacement, que ce soit pour un événement au Québec ou à l’étranger.» Pour éviter d’être trop accaparés par des déplacements et des tâches chronophages qui les éloigneraient de leur passion première, à savoir la publication de voix littéraires originales, Simon Philippe Turcot et Mylène Bouchard, directrice littéraire à La Peuplade, ont embauché Julien Delorme, qui représente désormais la maison saguenéenne à Paris.

Les éditeurs œuvrant en région n’ont pas tous la chance de La Peuplade, tant s’en faut. Plusieurs, en raison de leur éloignement, peinent à bâtir et à maintenir un réseau de relations pérennes avec leurs pairs. «La principale difficulté [liée au fait de travailler à l’extérieur des grands centres] est certainement la fréquence des rencontres avec des professionnels du livre, des collègues éditeurs, des écrivains et des libraires, précise Marie-Noëlle Blais, directrice littéraire au Quartz. Force est d’admettre qu’en région, c’est plus tranquille et nous sommes peut-être plus isolés en ce sens.» D’autres, comme Étienne Poirier, directeur général des Écrits des Forges, sont ralentis dans leurs activités parce que leur situation géographique influe sur la santé financière de leur entreprise:

Du point de vue des affaires, il existe quelques difficultés liées au fait d’être situé en région. Parmi elles, les coûts de transport des livres que nous produisons aux Forges. À Montréal, je me chargerais moi-même de la livraison des livres chez le distributeur. Mais comme celui-ci se trouve en banlieue montréalaise, tout doit transiter par la poste. Cela engendre des coûts importants pour un éditeur évoluant dans un marché niché comme celui de la poésie.

Or, de telles difficultés apparaissent encore plus criantes pour des maisons d’édition qui en sont à leurs balbutiements et disposent de ressources limitées. C’est le cas des éditions Chauve-souris, fondées par Anne Brigitte Renaud et l’écrivaine Michèle Plomer: la jeune entreprise, qui ne bénéficie pas encore de subventions au fonctionnement, réussit tant bien que mal à se faire un nom dans le milieu hautement compétitif de la littérature jeunesse. «En ce moment, expliquent les éditrices, ce n’est pas très prestigieux, pour un auteur, d’intégrer le catalogue de Chauve-souris: notre rythme de publications est plutôt faible; nos livres ne sont pas distribués dans le réseau des librairies du Québec. Pour ces raisons, nous ne recevons pas beaucoup de manuscrits.» Ajoutons: des manuscrits de qualité qui définiraient l’image de marque de la maison d’édition et la feraient (re)connaître comme un joueur incontournable.

Montréal/les régions: en finir une fois pour toutes

S’il est vrai que le milieu éditorial contemporain ne semble plus autant marqué et même structuré (comme il a pu l’être autrefois) par la dichotomie entre Montréal, métropole des lettres québécoises, et le reste, n’est-il pas pour autant quelque peu montréalocentriste? Pour Marie-Noëlle Blais, la réponse est on ne peut plus claire: «Malheureusement, encore aujourd’hui, les étiquettes collent encore parfois à la peau des livres produits en région. Un écrivain de l’Abitibi et publié en Abitibi sera souvent présenté comme un auteur abitibien et rarement comme un auteur québécois. Faisons-nous de même avec les auteurs des grands centres? Sont-ils cantonnés à leur ville ou leur région?» Ainsi, une certaine forme de ghettoïsation demeure au sein de l’institution littéraire: il y aurait la littérature régionale et la Littérature.

Cela dit, Marie-Noëlle Blais estime également «qu’il appartient aux acteurs culturels des régions de ne pas alimenter cette dichotomie, en laissant tomber tout complexe d’infériorité infondé vis-à-vis des collègues des grands centres». De tels propos trouvent écho aux éditions Chauve-souris: «Pourquoi envierait-on ce qui se passe à Montréal? D’ailleurs, qu’est-ce qu’on pourrait envier?» Leur choix de s’établir dans une région ne représente en rien un frein à leur développement; au contraire, cela les distingue de leurs concurrents.

Miser sur le territoire habité et s’ouvrir

Habiter une région nordique comme le Saguenay est une richesse. Nous nous questionnons sur ce positionnement géographique, sur l’accès au territoire, sur le dialogue entre les cultures nordiques, sur la réalité de la création en dehors des centres. Ces questions infusent tranquillement et teintent notre catalogue. Notre collection de littérature étrangère, «Fictions du Nord», est ainsi née de cette réflexion.

Ces mots de Simon Philippe Turcot montrent à eux seuls l’impor-tance capitale de la position excentrée d’un éditeur comme La Peuplade: c’est elle qui a incité les membres de l’équipe à ne pas se cantonner à une forme d’édition régionale, mais à plutôt s’ouvrir à d’autres littératures périphériques, dont celles des pays du Nord. D’ailleurs, la maison connaît aujourd’hui un succès considérable en Europe francophone grâce à un partenariat de diffusion conclu avec le Centre de diffusion de l’édition (CDE), une filiale du groupe Madrigall.

La réflexion au Quartz est, dans un certain sens, similaire: au départ, la politique éditoriale de la maison était strictement centrée sur les ouvrages tantôt fictionnels, tantôt historiques, bien ancrés dans le territoire témiscabitibien. Les premiers livres parus à cette enseigne n’en ont pas moins été primordiaux: ils ont permis à Marie-Noëlle Blais et à ses collaborateurs de se forger une réputation, de développer un lectorat à échelle humaine et d’acquérir une légitimité. Toutefois, selon la directrice littéraire, «la maison s’est affranchie petit à petit de son caractère purement régional en se dotant d’une politique éditoriale plus ouverte», davantage orientée sur les écrits de la boréalité, plus précisément les textes abordant des questions liées aux communautés vivant dans des régions isolées et nordiques. Ce qui n’était au départ qu’une particularité régionale, qu’un effet «couleur locale», constitue désormais un élément clé du développement.

De même, les Écrits des Forges, durant leurs premières années d’existence, accordent une tribune à des poètes en grande partie mauriciens, parmi lesquels Yves Boisvert, Louis Jacob et Bernard Pozier, ainsi qu’à plusieurs étudiants de l’Université du Québec à Trois-Rivières inscrits aux ateliers de création littéraire de Gatien Lapointe. À partir du début des années 1980, la maison accueille des écrivains montréalais, entre autres, Claude Beausoleil, Jean-Paul Daoust, Lucien Francœur, Denis Vanier et Josée Yvon, diversifiant ainsi son catalogue. Au fil des ans, l’entreprise trifluvienne multiplie les ententes de coédition avec des éditeurs mexicains et européens, dont le Castor astral et Phi, acquérant par la même occasion une réputation dépassant largement les frontières du Québec. En réalité, ces éditeurs «régionaux», pour citer Marie-Noëlle Blais, ont pour objectif ultime de «déborder les frontières de la région et de publier des livres qui se retrouveront dans toute la francophonie, et ce, depuis une petite région du Québec».

Un chantier

Bien entendu, il reste, pour ces passionnés du livre et de la littérature, bien des défis à relever et ils sont relativement nombreux, à commencer par les relations avec les libraires, difficiles à établir en raison de la distance: «Les libraires sont tellement sollicités; ils croulent sous les nouveautés; ils pourront bien sûr porter davantage attention aux livres de l’éditeur qui a pris la peine de venir les rencontrer pour présenter avec attention son travail, ses livres, ses auteurs. En vivant à six cent trente kilomètres de Montréal, c’est un sacré défi», résume Marie-Noëlle Blais. Son de cloche comparable chez Simon Philippe Turcot, pour qui la diffusion et la distribution en Europe francophone sont essentielles à la longévité des éditeurs québécois — d’où l’importance capitale de nouer et d’entretenir des liens de confiance avec des libraires outre-mer: «Je constate qu’il est difficile, encore aujourd’hui, pour une maison d’édition francophone hors Paris d’avoir accès à l’ensemble du réseau de librairies dans le monde francophone.» Pour sa part, Étienne Poirier estime que la visibilité des structures éditoriales situées à l’extérieur des grands centres ainsi que leur «représentation auprès des médias et des acteurs du livre» demeurent à certains égards problématiques. Pour tous ces éditeurs extrêmes, le combat de tous les instants, c’est, comme le dit si bien Marie-Noëlle Blais, «de continuer à publier en région en abattant constamment les frontières et en réduisant, autant que faire se peut, les distances». C’est ce qu’on ne peut que leur souhaiter. ♦

 


Nicholas Giguère est détenteur d’un doctorat en études françaises de l’Université de Sherbrooke. Il a publié Marques déposées (2015) chez Fond’Tonne ainsi que Queues (2017) et Quelqu’un (2018) aux éditions Hamac.

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