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# 4: Soupe miso

# 4: Soupe miso
Café Mouette, histoire parallèle
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Café Mouette, histoire parallèle
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Depuis qu’Itachi était descendu de l’avion, il n’avait cessé de neiger. Itachi n’avait pas mis les pieds dans cette ville depuis quarante ans. À son arrivée au Tenjinyama Art Studio, résidence d’artistes, le hall vitré et la bibliothèque étaient froids et sombres, le soleil déjà couché à cette latitude nord. Ses vieux os n’étaient plus aussi résistants qu’autrefois. Dans la cuisine, Itachi se préparait une soupe: «Ah… que j’ai faim. Je dois d’abord mijoter le bouillon.» Itachi poussa un chaudron sur la plaque à induction de marque Hitachi. «Ah… J’ai toujours rêvé d’avoir un four comme celui-là, plus efficace que mon brûleur.» Itachi alluma la plaque, versa le dashi élaboré à partir d’algues kombu et de flocons de bonites séchées, coupa une tranche de miso rouge qu’il jeta dans le chaudron. «Ah… si longtemps que je n’ai pas joué dans cette neige. Merci à Mami Odai de m’avoir offert cette résidence.» Ils s’étaient rencontrés lors d’un atelier sur les arts nordiques. Elle était curieuse. «Vous êtes originaire de Sapporo?» Il était réservé. «Je ne suis qu’un simple professeur de théâtre.» Sa présentation n’avait été que façade, une continuation de sa vie académique. «Ah! Des algues wakamés.» Itachi les ajouta ainsi que le tofu tranché en cubes à l’aide d’un couteau d’acier. Le studio était calme et peu éclairé. Le ronflement du four répondait au souffle de l’hiver dans les vitres de la salle commune. Aux étages, aucun bruit. La colline de Tenjinyama était ensevelie et le bâtiment protégé par les arbres. Le miso se répandait dans l’air. «Ah… j’aurais bien mangé des crevettes avec cette soupe.» Itachi récupéra le couteau et trancha finement quatre shiitakes qu’il balança dans le bouillon. Il avait compté huit autres résidents, six artistes visuels, une cinéaste et un auteur. Une Japonaise,une Belge et un Espagnol formant un couple, un Indien, une Taïwanaise, une Franco-Autrichienne et deux Canadiens parlant français. «Ah… Bonjour! Je me nomme Itachi. Enchanté.» Il y a bien longtemps qu’il avait pratiqué cette langue, bien avant son départ pour Tokyo, alors qu’il étudiait avec son ami Ishiro. «Ah… Ishiro. Qu’est-ce que tu es devenu après tout ce temps? Es-tu toujours au Canada?» En 1976, Ishiro s’en était allé à Montréal, et lui, Itachi, avait voyagé jusqu’à Shinjuku, trouvé un appartement et payé sa scolarité. Il n’avait pas chômé. Mais maintenant qu’il était revenu, il ne croyait pas y retrouver l’ambiance des bars étudiants, la sueur du studio de danse et les après-midi dans l’eau chaude de l’onsen. Il avait besoin de repos et Mami Odai lui avait trouvé un petit travail qui réglerait tous ses frais. Il devait aider deux enseignants à monter une pièce contemporaine avec des adolescents de quatorze à seize ans. «Hum… seize ans… Que l’on est beau à cet âge!» Le bouillon frémissait. Itachi ferma les yeux et inspira l’air chaud qui s’élevait du chaudron empli d’algues et de terre. «Ah… soupe miso. Parfait pour mon vieux corps. Deux minutes.» Itachi avait choisi la chambre du fond, un petit lit, une douche et un chauffage au gaz. À quelques portes, une buanderie avec ses machines à laver électroniques qu’il n’avait jamais vues. Sur la passerelle, des boules à facettes qui réfléchissaient le jour, les rayons orangés du soleil couchant sur le mont Tenjinyama. Itachi retira le chaudron de la surface et éteignit la plaque. «5… 4… 3… 2… 1…» Il posa la main sur la surface où, il y a cinq secondes, la chaleur faisait encore remuer la soupe miso. «Ha ha! Vieux fou. J’aime ce jeu. Hum.» Itachi ne s’était jamais brûlé la main ainsi. Il avait toujours aimé les dangers et les interdits, la moto, le ski, le théâtre, le bto. «Il y a bien vingt ans que je n’ai pas skié. Était-ce à Nagano?» En ville à Tokyo, sa petite pièce et demie qu’il occupait en bordure de la rivière Kanda, sous les viaducs et face au train de la ligne Yamanote, ne lui laissait pas le loisir de rêvasser aux pentes de ski. «Hum! Je devrais en profiter. Pourquoi pas quelques descentes», mimait-il des hanches son plus beau slalom. «Et si Ishiro était là, je lui montrerais qui est le plus rapide.» D’une louche il remplit un bol de grès, prit une cuillère, et s’installa dans le noir face à la vitre de la pièce commune. Là, à la résidence de Tenjinyama, durant la journée, après les cours, des jeunes venaient jouer aux cartes, et les retraités observer les oiseaux de proie de leur caméra ou encore faire la sieste. Il mangeait sa soupe en silence. La lumière de la ville, reflétée par la neige, offrait à Itachi un clair-obscur du sous-bois en contrebas. Devant, quatre tours du centre-ville apparaissaient au travers des arbres et, sur sa gauche, la courbe d’une piste de ski tirait un trait blanc incandescent vers le bas. Itachi se couvrit les épaules d’une couverture et avala une gorgée de soupe miso. «Ah… je vais pouvoir me reposer.» Puis une seconde. «Ah… Je pourrais aussi aller me promener à Susukino. Hum! Prendre un bain et me laisser laver. Mais je n’ai pas d’argent. Peut-être que Mami Odai pourrait m’avancer ma paye? Je n’aurai jamais le courage de lui demander.»

Soupe Miso 1

Itachi baissa la tête dans son bol de soupe qu’il porta à sa bouche. Il sécha ses lèvres du revers de sa manche. «Ah… Soupe miso.» La lourde porte de la cuisine résonna et la lumière en jaillit. Trois personnes discutaient en différentes langues. «Ça sent bon!» Itachi ne bougeait pas. Il aurait aimé aller lire un manga qui traînait dans la bibliothèque de Tenjinyama. Il attendit que l’effervescence culinaire cesse. La porte se referma et trois silhouettes apparurent derrière lui. Chacune portait son plat, ses baguettes. «Voulez-vous du thé?» Itachi approuva de la tête. «Ah… du thé! Arigato!» Les artistes s’installèrent autour d’Itachi. «Elles sont jeunes.» Itachi les remercia pour la boisson chaude. Elles discutaient de leur programme de création durant les deux prochains mois. L’une des artistes imaginerait la transformation d’un édifice industriel désaffecté. Une autre travaillerait avec les Aïnous. Elle écrirait des contes en se basant sur les connaissances ancestrales, notamment les vertus médicinales des plantes de ce premier peuple de l’île nordique de Hokkaid, où se trouvent Sapporo et la résidence de Tenjinyama. Enfin, la troisième réfléchissait à une structure éphémère, qu’elle construirait de neiges abondantes. Les photographies qu’elle en tirerait serviraient à réaliser sa future exposition. Elle cherchait un sujet, un titre, peut-être «La limpidité». Itachi écoutait attentivement. Puis, les trois échangèrent sur leurs expériences de création. Elles voyageaient régulièrement. L’une disait: «Je n’ai plus de maison. J’ai tout liquidé. Je vis selon les résidences que j’occupe et les œuvres que je crée.» Itachi connaissait ce sentiment, être chez soi n’importe où. Il l’avait vécu une seule fois, à la fin de l’université, lors de son voyage à moto à travers les préfectures du Japon, seul, sans son meilleur ami Ishiro à qui il avait promis une balade. «Hum… Ishiro.» Elle se déplaçait depuis trois ans, sans jamais remettre les pieds au même endroit, d’une demande de bourse, à une résidence de création, à une exposition, dans un pays différent. Être nomade. C’est une belle sensation lorsque nous n’avons rien derrière nous qui attend, pensait Itachi. Puis, l’une des artistes s’adressa à lui. «Vous êtes ici pour créer?» Itachi sourit. Il ne savait pas s’il pouvait répondre positivement. En tant que conseiller à la mise en scène, il ne jouait qu’un rôle superficiel, tout dépendrait de l’ascendant qu’il aurait sur le metteur en scène, s’il se trouvait devant une personnalité faible ou forte. Les questions s’enchaînaient, les artistes étaient déterminées à découvrir l’âme du Japon à travers le corps chétif d’Itachi. Son personnage de vieux sage dramaturge lui convenait. Il se grattait la joue, redemandait du thé, et lorsqu’il ne connaissait pas le sujet, disait ne pas vouloir répondre au lieu de révéler son ignorance. Il était bon comédien, disait-on à une autre époque. «Je pratique le bto.» Les visages des artistes se figèrent. «Le bto?» Itachi prit son temps. L’une lui servit du thé à nouveau, il prit non pas une, mais deux longues gorgées. «Ah… c’est chaud.» Il regarda la neige tomber sur Sapporo devant lui. «Le bto est contestataire. Il remet en question le silence et le conservatisme de notre société japonaise. Il est difficile pour vous, Occidentaux, de comprendre, rien n’est sacré pour vous, avec vos valeurs libérales. Votre art n’a rien de contestataire, et même que les artistes comme vous font partie de l’institution. Elle va jusqu’à vous payer pour cela. Vous ne dérangez plus rien. Vous ne servez à rien.» Itachi laissa tomber le silence dans l’obscurité de la salle commune de la résidence de Tenjinyama. Il déposa la tasse, se leva et sortit de la pièce. Il traversa le hall sombre et froid, et devant la porte de la cuisine, il se dit. «Hum… Je reprendrai bien un autre bol de soupe miso.»

 

Soupe Miso 2


Simon Paradis publie un premier roman en 2018, Reine de Miel au Marchand de feuilles. En janvier 2019, il passe un mois à la résidence Tenjinyama Art Studio de Sapporo pour l’écriture de son second roman Café Mouette, dont le personnage d’Itachi fait partie de l’intrigue.

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