Retour à la liste des articles

Un petit radeau dans l’océan du capitalisme cishétéropatriarcal : pourquoi ouvrir une librairie féministe et queer?

Catégorie : Dossier
Auteur : Camille Toffoli, Joé.e S. Dufresne

Ce sont des convictions militantes, et non des ambitions commerciales qui nous animaient, les quatre autres fondateur·ices et nous, lors des premières réunions de création de  L’Euguélionne, à l’automne 2015. De toute manière, ouvrir une librairie spécialisée dont la collection serait essentiellement consacrée aux littératures queers et féministes paraissait à l’époque risqué – voire kamikaze – sur le plan financier. Dans le cours d’entrepreneuriat coopératif que nous suivions pour nous préparer à notre future vie de cogestionnaires, on nous mettait en garde : afficher trop explicitement nos valeurs politiques restreindrait notre clientèle à une communauté d’initié·es, et cela pourrait miner la viabilité du projet. 

C’était avant que les questions liées au genre et au sexisme connaissent un regain d’intérêt dans la culture populaire. Avant que des maisons d’édition grand public fassent paraître des ouvrages avec le bandeau féministe, avant qu’on parle de culture du viol dans les médias de masse. Le contexte sociopolitique a finalement favorisé la popularité de L’Euguélionne, qui est fréquentée aujourd’hui autant par des militant·es aguerri·es que par des lecteur·ices souhaitant s’initier aux littératures LGBTQ* ou aux féminismes décoloniaux, par exemple. Même si nous n’avons jamais douté de la pertinence de notre entreprise, ce genre de commentaires formulés à nos débuts ont contribué à renforcer en nous l’idée qu’il nous faudrait ramer à contre-courant pour survivre. 

Un féminisme ancré dans les pratiques collectives  

Ce que l’agrément de librairie spécialisée accordé par le ministère de la Culture ne révèle pas, toutefois, c’est que le féminisme à L’Euguélionne s’incarne non seulement dans le choix des titres proposés, mais aussi dans un ensemble de pratiques collectives. Les idées qu’on peut trouver dans les écrits de bell hooks, Louky Bersianik ou Gloria Anzaldúa, ne devaient pas se retrouver seulement dans les pages des livres qui garnissent les tablettes: nous voulions qu’elles soient au cœur du modèle organisationnel et des relations qui font exister la librairie. 

Dès les premières rencontres du collectif fondateur, il a été convenu que nous travaillerions en autogestion. C’est-à-dire que toutes les décisions importantes seraient discutées en groupe, et que l’ensemble des membres de l’équipe, peu importe leur statut ou leur ancienneté, pourraient prendre part à ce processus. Ce mode de gestion est plus énergivore que celui, plus répandu, de la petite entreprise privée, mais nous avons fait le pari de sacrifier une part de productivité pour favoriser l’empowerment et le soin de tous·tes et chacun·es. 

Surtout, l’autogestion nous semblait être un modèle à suivre pour faire de L’Euguélionne un espace réellement féministe. Au fil des années, les réunions d’équipe ont servi à coordonner l’organisation quotidienne du commerce, mais aussi à mener des réflexions de fond sur nos angles morts, ainsi que sur les inclusivités et les solidarités que nous souhaitions tisser. Nous avons donc œuvré à construire un milieu de travail qui corresponde autant que possible à nos besoins comme travailleur·euses, à en faire un espace le plus sécuritaire possible pour les communautés qui le fréquentent. Au fil des rencontres, nous avons appris à devenir des libraires cogestionnaires, et nous nous sommes construit·es comme militant·es. S’il ne s’agit pas d’un gain chiffrable, cet apprentissage montre sans aucun doute que les valeurs que nous avons développées sont toujours présentes, même à une période de backlash et de récupération, où des agresseurs connus sont les coqueluches de la saison littéraire et où des hommes blancs se proclament libraires féministes intersectionnels, entre autres exemples.

Célébrer les voix élaguées

Ce n’est pas par hasard que dès l’ouverture de l’Euguélionne, une place centrale a été réservée aux fanzines et aux œuvres autopubliées. Distribués hors des circuits commerciaux de l’édition, ces médiums ont historiquement permis aux voix minorisées, dérangeantes ou tout simplement pas rentables de se faire entendre.

Nous n’avons pas une seconde rechigné devant la tâche administrative herculéenne qu’impliquait le choix d’accueillir dans la collection plusieurs centaines d’auteur·ices et d’artistes autodistribué·es, allant jusqu’à créer des bases de données maison et un système comptable « à la mitaine ». Il allait de soi que ces œuvres ne se retrouveraient pas camouflées derrière les grands titres populaires de la plus récente rentrée littéraire – elles sont placées bien en vue, en plein centre de la librairie. Puisque non seulement ces voix méritent leur place dans une collection féministe, mais elle la mérite au titre de vraie littérature. 

Comme l’expriment si bien Marcia Burnier et Nelly Slim, les initiatrices du zine collectif It’s Been Lovely But I Have to Scream Now, qui a orné les tablettes de l’Euguélionne dès 2017, « les femmes et les minorisé·es de genre ont, structurellement, eu moins accès à la publication littéraire et à la reconnaissance. C’est important et révolutionnaire, un espace sans sélection, sans compétition ». 

Quelque chose de plus grand que nous  

Dès les balbutiements de L’Euguélionne, il était clair que la programmation événementielle occuperait une place cardinale dans le projet. Nous voulions créer un espace pour faire vivre la littérature déjà écrite, et faire germer celle qui a le potentiel de l’être. En organisant des contextes de prise de parole plus sécuritaires, nous avions espoir de contribuer à générer des futurs différents pour la littérature. Nous souhaitions que des personnes aient envie d’écrire des textes qu’elles n’auraient pas écrits autrement, sans cette confiance d’être lues par d’autres personnes queers et féministes. Nous avions la certitude que le lieu comme tel inspirerait des réflexions, que des gens s’y sentiraient inscrits dans une filiation. 

En fondant L’Euguélionne, nous avons voulu contribuer à quelque chose de plus grand que le projet lui-même, qui survivrait à l’équipe initiale et même au lieu, si jamais celui-ci en venait à disparaître. Car si les librairies indépendantes sont précaires, les projets militants le sont encore plus. Ils survivent grâce à la foi et à l’engagement politique. Nous aimons voir L’Euguélionne comme un petit radeau dans l’océan du capitalisme. Nous aimons penser qu’au moins, quelques pièces de ce radeau résisteront aux remous et aux ressacs. 

Information sur l'auteur :

Camille Toffoli

Camille Toffoli est cofondatrice de la librairie L’Euguélionne, et l’autrice des essais Filles corsaires (Remue-ménage, 2021) et S’engager en amitié (Écosociété, 2023). Elle travaille présentement comme organisatrice communautaire dans un organisme de défense des droits des locataires.

Partager cette page :

Vous aimez notre contenu?

Abonnez-vous pour soutenir notre mission et pour obtenir du contenu exclusif.

En savoir plus