QUEER LITTÉRAIRE
Le Labo | Isabelle St-Pierre
Trop poète pour être conteuse / trop narrative pour les poètes
pas assez arabe pour le parler / juste assez pour cuisiner avec grand art
le Moyen-Orient de mes rêves / ma grand-mère Joséphine me disait
Mabrouk! Ne le dis à personne / en glissant un cinq piasses dans ma main
elle, qui a connu la soie et les perles / trop blanche pour le prouver
trop bum pour être bourgeoise / transfuge de classe par en haut par en bas
je suis une fille d’immigrante au sang mêlé / qui a grandi dans un quartier ouvrier
Trop cultivée pour me fondre dans la masse / pas assez diplômée pour le défendre
trop geek pour tes beaux yeux / je parle comme un chantier
je ne sais pas jouer aux échecs / je ne suis pas bonne dans le small talk
sauf au bar après minuit / c’est moi qui valse sur du Piaf / avec la belle fille tatouée
Trop punk pour les hippies / trop fleur bleue pour les punks
trop lesbienne pour être straight / fluide sur un temps moyen
trop vieille pour me cacher / trop jeune pour faire semblant
trop femme quand il est question de ma fertilité
trop masculine quand il s’agit de m’affirmer
j’aime ça quand on m’appelle Monsieur
je suis for ever in between / le cul entre deux chaises
pour le restant de l’éternité
***
L’autre soir au Cheval Blanc, rue Ontario:
Sa casquette rose Burning Man Ultra Marathon 2023, son jacket bleu électrique, en chaise
roulante devant la porte de la taverne, elle nous gueule dessus pour quêter une cigarette en craquant sa Bleue Dry, elle a perdu ses dents, il pleut, on lui en donne une, on l’allume. Elle s’appelle Danielle et ne se rappelle plus où elle habite.
***
Je suis fille du spoken word, du cabaret et de l’underground
L’oralité n’est pas un genre, c’est une posture, une adresse à l’autre
Je ne suis pas ici pour plaire, je suis ici pour raconter des histoires
La mienne et celles des autres
Je ne serai jamais adéquate dans ce rôle de la fille ordinaire
Toujours un poil qui dépasse, noir, dru et irritant
Je veux abattre le quatrième mur à coups de vérité crue, de tendresse et d’amitié vraie
C’est justement ça qui m’intéresse: donner à voir, sans compromis
J’suis une fille pas d’filtre, un peu comme Marjo
J’lâche pas, comme l’autre Marjo
***
À la polyvalente Cavelier-De LaSalle, on m’a souvent donné rendez-vous au rack à bicycles. Hey St-Pierre! Fais attention à toi, qu’on me disait. J’ai toujours été une menace pour le petit monde de la cour. On m’accusait de me prendre pour une autre. Sauf le jour où le beau
p’tit punk skateur de Saint-Henri est venu me chercher après l’école, fermer la gueule aux bébés filles skinhead qui me faisaient la vie dure. Les mêmes qui se vantaient d’avoir lancé des roches aux Mohawks l’année d’avant voulaient maintenant être mes amies.
J’étais devenue quelqu’un.
***
Entendez-moi bien, je ne suis pas une poétesse: Je suis poète
Je suis engagée et en colère, un point c’est tout
Je ne prétends pas faire de la poésie féminine
Encore moins féministe, non pas que je me désolidarise
Bien au contraire, mais je n’ai pas besoin de le souligner en caractères gras
Je ne dois rien à personne
Mes identités sont multiples, je les gère comme je peux
J’ai soif de justice sociale, mon art est politique
Parce que la somme de qui je suis, est politique
***
L’autre soir dans le Village, rue Sainte-Cath:
Un dance party de lesbiennes de plus de 50 ans, genre Club Med avec des faux palmiers, la boule disco et du vin californien, avec toutes les Lindas et les Manons qui chantent, la bouche d’en haut et la bouche d’en bas à l’unisson, le poing en l’air, Live is life
(na na na na na) Live is life (na na na na na).
***
Il y a trente ans et des poussières, mes premières prises de parole sont nées sur une scène improvisée dans un petit bar de la rue Saint-Denis, La Piaule, en plein cœur du Quartier latin. Juste avant, c’était Le Sublime, et après ça, c’est devenu Le Café Chaos. Un lieu insolite et éphémère comme un déjà-vu d’un proche futur incertain. L’odeur de la vieille brique me hante encore. Une brèche dans le temps où tout semblait possible.
On avait la peau lisse, les cheveux longs et le feu au ventre. Un mélange savant d’oiseaux tombés du nid, de petits minous de ruelles, de brebis égarées, de jeunes moutons noirs un peu anar, assis dans des canapés bruns, sales et défoncés, à refaire le monde, tous les soirs du monde. J’ai sauté à pieds joints dans la grande gueule de l’oralité sans le savoir, avec mon life jacket, mes bottes usées et mon packsack déjà trop lourd.
J’ai toujours écrit pour être entendue,
et je n’ai pas dit mon dernier mot.
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