L’osmie et la luciole noire
Cher François,
Le début de l’année 2025 m’a laissée sans voix. Ces mots que je t’écris sont les premiers destinés à s’inscrire dans un espace littéraire. Nous sommes le 21 mars, et sur le bord de ma fenêtre émergent des pousses de curcuma, de gingembre et de patates douces. Une grosse laitue Boston tend paresseusement ses feuilles. Le printemps découvre peu à peu le jardin, qui m’a particulièrement manqué cet hiver, alors qu’il m’a semblé ne plus avoir de lieu où me déposer tant les sources de préoccupation s’accumulaient à une vitesse consternante.
Depuis peu, ma maison héberge un rouet. C’est vers lui que je me tourne quand j’ai besoin d’occuper mes mains. Je me demande souvent quel visage avait la femme qui, avant moi, s’installait au rouet pour transformer la fibre en fil. La roue est légèrement décentrée et produit un frottement à chaque mouvement du pédalier. C’est l’un des bruits les plus apaisants que je connaisse. Filer est un acte qui, par sa lenteur, se situe hors de notre époque. En quelque sorte, cette lenteur lui résiste. La lenteur est devenue subversion.
J’ai espoir que cette correspondance printanière me ramène du côté des mots. La dernière fois que nous nous sommes vus, c’était lors de la parution de Souvenirs d’un port qui n’existe pas. Quatre ans, déjà.
Je t’embrasse.
GENEVIÈVE
Chère Geneviève,
Tu as raison, nos chemins ne se sont croisés que peu de fois. Et au-delà de cette complicité dans l’écriture, force est d’admettre que des fils rouges traversent nos parcours : l’entomologie, ça oui, la botanique, pour sûr, et nos livres ouverts à des formes hybrides, variées. Nos plus récents ouvrages en témoignent à leur manière, liés qu’ils sont par des prérogatives communes : j’ai écrit et pensé Les pas fantômes,dans lequel le jardin urbain – comme tu le présentes si bien dans Une abeille suffit– est «une forme d’engagement, un lieu de résistance et de réparation». Ces trois axes nous réunissent ici, je crois : te retrouver me ravit.
Pendant quelques jours, je me suis demandé ce que j’attendais de cette correspondance. Une première réponse m’apparaît évidente : nous surprendre. Cette intuition s’est immédiatement activée dès la lecture de tes premiers mots. Je te raconte. J’ai découvert ton message sous la rivière des Prairies, tandis que le métro filait en direction sud. Tout juste après un cours sur le cycle des Vies imaginaires de Jean Echenoz. Mon écran tremblait, et plutôt que de lire « ma maison héberge un rouet », j’ai lu MA MAISON HÉBERGE UN MUET. Pendant un moment, sous l’eau, je me suis imaginé des scénarios, convaincu que c’était tout un mandat et, surtout, un titre accrocheur. J’ai relu, compris «un rouet», réalisant que nous partageons une autre passion, mais depuis, j’avoue que je suis «pris» avec cette image. Tu amorces l’échange avec2025 qui t’a laissée sans voix. N’y a-t-il pas ici un motif à renverser ? En ce début d’année délirante, fatigante, peut-être suis-je aussi – comme toi, je n’en sais rien – ce muet dans ma propre maison.
Puis, une autre idée m’a fait sourire, celle de titrer (provisoirement, pourquoi pas ?) notre échange L’OSMIE ET LA LUCIOLE NOIRE. Je te laisse sur ces images en attendant les tiennes.
Amitiés,
FRANÇOIS
Cher François,
« L’osmie et la luciole noire » : voilà qui me fait sourire. J’ai aimé retrouver chez toi ces deux figures que j’affectionne. Et puis ces « voyages immobiles » qui m’habitent pleinement, ce désir « des plantes qui soignent encore ». Je me demande quelle sera la première abeille que j’apercevrai cette année.
Je lis en ce moment Un voyage dans les jardins, de Byung-Chul Han. L’as-tu lu aussi afin de nourrir l’écriture de tes Pas fantômes et ta propre fréquentation des jardins ? Han y revient sur la pensée de Nietzsche, qui voyait dans le nom un moyen de s’approprier l’autre en lui imposant un nom. Je n’ai jamais lu Nietzsche. Si tel était mon rapport à la langue, alors aussi bien me faire muette pour de bon, oublier toute prétention littéraire (toute prétention entomologique aussi) et confier mes mains au ronronnement inarticulé du rouet… Mais Han enchaîne : « Quand j’entends un beau nom de fleur, je n’entends pas un ordre, une prétention au pouvoir, mais un amour, une affection. »
La neige fond, et je vais bientôt retourner au jardin nommer les créatures qui s’y trouvent avec des mots qui ne sont pas les leurs, sûrement. Peut-être les êtres ont-ils un nom secret très ancien qui n’appartient qu’à eux et qu’ils nous font rarement le bonheur de divulguer. Je n’ai que des termes propres à ma langue (ou au latin) pour désigner le vivant, mais sans ces mots incompréhensibles aux êtres mêmes que je désigne, aucune rencontre n’a lieu. Le nom « interpelle », le nom est « un mot d’amour », dit encore Han. C’est la conversation que je cherche, le fait de devenir pleinement attentive à ce que je rencontre. C’est moi que la langue transfigure ; jamais l’insecte, la fleur ni l’oiseau. Eux ne sont déjà qu’ouverture. Nommer m’ouvre au vivant.
Dans quelques jours paraîtront les scilles, les tussilages, les muscaris ; les bourgeons des framboisiers et des ronces gonflent déjà. Je suis impatiente de m’allonger au sol, de plonger les mains dans la terre. Rester là, parmi les feuilles et l’odeur des premières fleurs, jusqu’à oublier (presque) que je ne suis pas régie par le soleil.
À bientôt,
GEVENIÈVE

Chère Geneviève,
L’image statique d’un corps allongé au sol et qui scrute l’entomofaune me saisit, tandis que le printemps tarde toujours. J’imagine l’attente, ta posture, l’appareil photo, ton téléphone peut-être qui capture, collige des profils d’arthropodes. Voir de près, amplifier, se rapprocher du sujet : écrire suppose parfois des outils d’appoint. Des outils pour voir loin, pour fabuler mieux.
Près de chez moi se trouve La maison de l’astronomie, où j’ai acheté le Celestron des Pas fantômes. On y trouve une sélection de loupes, de jumelles, de lentilles, divers dispositifs qui accompagnent l’élaboration de mes livres. Bien que je ne le fréquente pas souvent, cet endroit me fait rêver. Tu le sais, penser à l’infiniment loin ramène à l’infiniment petit, aux télescopages de dimensions, aux insectes comme aux étoiles. Pour te faire sourire à nouveau, je fais ici un autre rebond – du ROUET au MUET apparaît JOUET. Vivement les jouets optiques silencieux… Je te sais sensible à la formation des images, je repense à « l’impression de la luciole noire [comme] un corps flottant, une ombre projetée contre la rétine », et à cette phrase, aussi tirée de ton essai : « L’écriture requiert à la fois une attention infinie et une forme de cécité. » Voir, zoomer, s’éloigner pour mieux regarder, (re)nommer – avec des mots qui sont parfois les nôtres. Ceux qu’on rencontre et qui sont ardents.
Je n’ai pas encore lu Byung-Chul Han, merci pour le filon. Peut-être ouvrirai-je ce Voyage avant l’arrivée de la première abeille cette année. Avant l’éclatement des premiers bourgeons.
Amitiés,
FRANÇOIS
Cher François,
Quand Mathieu et moi avons emménagé dans la maison, il existait un recoin du terrain siphonné par les racines des thuyas et brûlé par le soleil. Les feuilles du jeune amélanchier que nous y avons planté tombaient, asséchées, en juillet.
Sur la pelouse jaune, j’ai transplanté des violettes, du lierre terrestre, des myosotis qui se sont compactés pour faire obstruction au soleil. Pour l’ombre, j’ai ramené des terrains vagues des vergerettes du Canada et de Philadelphie, des asters à feuilles cordées, des centaurées noires, délicates et têtues, d’autres plantes encore, et je les ai laissé faire. Quelques années plus tard, herbe et fleurs sont vertes − et l’amélanchier croît.
Comme l’appareil photo, l’écriture… le jardin même est un jeu : tu ouvrais cette perspective dans ton dernier message. On y déplace tout sans cesse, mais je me demande si nous ne regardons pas le jouet du mauvais côté de la lentille, vois-tu, car n’est-ce pas plutôt de mon «je» que le jardin se joue ? Chaque fois, j’ai cru faire un geste pour restaurer un sol, un environnement, mais je sais maintenant que c’est moi que ce petit écosystème reconstruit.
J’aimerais beaucoup être ton « voisin entomologiste avec qui voyager » pour «parler monarques et autres migrations vers Oaxaca − », mais je ne suis ni ton voisin ni une véritable entomologiste, quoique je m’efforce de le devenir.
J’espère qu’on se donnera rendez-vous « dans la lumière trop claire / des coulées / où tout pousse pêle-mêle / où l’on se reconnaît apeurés / à l’image des renouées / multipliées en nous-mêmes » (pour reprendre les mots justes de ton dernier recueil).
P.-S. La première abeille que j’ai vue cette saison est une andrène de Dunning mâle.
Amitiés,
GENEVIÈVE
Chère Geneviève,
L’andrène de Dunning n’apparaît pas dans Les insectes du Québec et autres arthropodes terrestres d’Étienne Normandin, ce livre qui occupe une place précieuse dans nos bibliothèques. La page consacrée aux Andrenidaesuggère qu’il y a environ quatre-vingt-deux espèces sur le territoire, c’est énorme. J’aime ces formes du vivant qui échappent aux catégories, qui existent loin des cadres de représentation, mais qui sont pourtant là, autour de nous.
J’ai lu ton dernier message lors d’un séjour à Nantes que j’ai amorcé au Jardin des plantes, lieu de conservation botanique et historique que tu adorerais. J’ai eu l’impression, tout au long de ce voyage, de circuler dans les carnets et les œuvres de Tangui Robert, l’artiste talentueux derrière Souvenirs d’un port qui n’existe pas. C’est en écrivant ce livre à quatre mains que ma curiosité pour l’entomologie s’est d’abord révélée. Depuis, les arthropodes me fascinent, et j’aimerais tant, moi aussi, que tu sois ma voisine entomologiste pour fréquenter ton jardin apothicaire.
L’écriture se joue de nous – nos livres-jardins nous déjouent, comme cette correspondance inattendue qui se clôt (ou s’amorce) ici. Comme le ROUET qui transforme le mouvement en filage, ces rebonds nous ont déplacés, rapprochés. Merci pour ce partage. Je lance une idée : une rencontre avec Mathieu, toi, Luba Markovskaia et son complice, André-Philippe Drapeau Picard, qui travaille et poursuit ses recherches à l’Insectarium de Montréal. J’imagine déjà la scène – j’entends nos rires, les idées qui fusent, et je devine les quatre lettres du mot MUET envolées, un soir d’été.
Amitiés et à bientôt,
FRANÇOIS
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