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L’éditeur et son miroir, ou la fable de l’écho du vide

Catégorie : Métiers du livre
Auteur : Jasmin Miville-Allard

Il y a quelques semaines, j’ai reçu dans ma boîte courriel un message de la part de Lettres québécoises, qui me demandait d’écrire un texte « qui vise à mettre de l’avant les différentes disciplines du livre, de la traduction à l’édition, de l’imprimerie au graphisme ». J’ai relu deux ou trois fois le message pour m’assurer qu’il m’était bel et bien adressé. J’ai immédiatement pensé : ne prenons pas de chance, il est préférable d’envoyer mon texte rapidement avant qu’ils ne changent d’idée, car voilà enfin une occasion de recevoir la reconnaissance tant attendue de la part d’une revue établie et sérieuse. 

Comme la nuit tardait à me prendre, je tournais en rond dans mes pensées. Peut-être me sollicitait-on parce que je suis écrivain et éditeur, comme Jonathan Roy est chanteur-goaleur-pêcheur ? Grâce à cette visibilité médiatique, allais-je enfin augmenter mes chances de recevoir une invitation à l’émission de Marie-Louise Arsenault pour répondre à son questionnaire sur mes influences littéraires à l’adolescence ? Qui ne rêve pas de prétendre, à heure de grande écoute, avoir lu les œuvres de Gabriel García Márquez et de James Joyce à l’âge de seulement treize ans, alors qu’on lisait avec peine la boîte de Frosted Flakes ?

J’en étais à ces élucubrations enflammées quand, tout à coup, le cadran de la raison raisonna. Il fallait bien m’y faire, mis à part quelques âneries publiées dans des publications obscures sous divers pseudonymes idiots, je n’avais pas grand texte à mon actif. De toute façon, qui voudrait vraiment s’affubler du titre pitoyable d’écrivain dans un monde où l’on encense Biz et David Goudreault ? Définitivement, je devais dégonfler ma baloune.

Je me suis dit : peut-être s’intéresse-t-on à moi pour mon travail d’éditeur ? Ça doit être ça ! C’est vrai qu’après avoir sacrifié plus de vingt ans à publier livres et revues à partir de mon appartement minable, on peut dire que je suis un professionnel dans le domaine. Moi, Jasmin Miville, éditeur ? Voilà un titre honorifique auquel je n’espérais plus avoir droit. Un détail subsiste toutefois, c’est que je n’édite pas vraiment de manière professionnelle, au sens où je ne fais pas cela comme travail (de neuf à cinq) comme les messieurs que je croise chaque matin en veston bleu marin fraîchement repassé. La plupart du temps, je travaille sur Moult une fois les enfants couchés et la quatrième vaisselle terminée, soit entre vingt-deux heures et minuit, en écoutant des séries plates sur un deuxième écran. Si je me tape également des manuscrits soporifiques sur la toilette, c’est généralement dans mon lit que j’essaie de trouver la meilleure manière de communiquer aux auteur·ices des propositions de changements à leurs textes sans qu’iels claquent la porte pour aller cogner à celle de l’Oie de Cravan. Mais personne n’a besoin de le savoir, non ?

Il faut avouer aussi que le diffuseur de Moult est la plupart du temps à bout de nerf de devoir me rappeler sans cesse de créer les argumentaires de vente des livres « trois mois avant la sortie du titre » et de lui envoyer les données à temps. De lire ici que je suis un éditeur professionnel risque de l’irriter et il informera sans doute ensuite, via les réseaux sociaux, le lectorat de LQ de cette supercherie. J’aurai ainsi rapidement l’air d’un vrai navet (confit). Je me rappelle également que le très honorable chroniqueur Jean-François Nadeau avait attesté du caractère non sérieux de Moult lorsque j’avais oublié deux phrases dans le premier tirage de Ils mangent dans leurs chars. Et puisqu’il le dit.

N’étant donc pas professionnel, je demeure quand même éditeur, non ? Je choisis des propositions, j’en discute avec les auteur·rices, je leur propose des modifications, on s’entend ensuite sur l’esprit à donner au livre, puis sur sa forme. On détermine la portée, la date idéale de parution, les communications à mettre de l’avant, les métadonnées à envoyer aux cent quarante-sept bases de données de l’industrie du livre. Mais peut-on s’arroger le mérite de mettre en valeur le travail des autres ? En y pensant bien, comment les autres membres de Moult vont-ils réagir à la lecture d’un texte où je prétends être le seul maître à bord ? Car sans la participation éditoriale de Sandria, Fred, Josianne, Maude, Simon-Pierre, Mathieu (pour ne nommer que ceux-ci), Moult aurait l’air de la plupart de ces maisons d’édition consensuelles qui cherchent à éditer des textes « inusités », à publier des « voix innovantes », « originales » ou autres tartes à la crème de l’industrie sérialisée du livre.

Je pourrais évoquer mon travail de graphiste ! Oui, voilà un point de vue fécond à partir duquel je pourrais aborder le texte. Je suis l’artiste derrière l’identité visuelle de Moult. Un artisan de l’image. Comme Moult refuse systématiquement de s’en tenir à une même maquette pour ses publications, chaque nouveau titre est une aventure graphique ! Youpi ! 

Hum… petit problème, par contre. Je ne pourrais pas éviter d’évoquer le fait que j’ai souvent eu l’aide de personnes dévouées et talentueuses, comme Sarah et Guylaine. Sans compter Marie-Josée, qui a réalisé le graphisme d’un nombre important de nos publications. Je dois aussi la plupart des couvertures (et beaucoup du contenu visuel) à des artistes ayant pas mal plus de talent que moi, comme Alex Fatta, Caro Caron ou Bref. Oui… et que dire de la patience de mon père – vrai graphiste professionnel – pour répondre à mes questions d’amateur, et de celle des imprimeurs qui corrigent les petites erreurs que je laisse par dizaines avant chaque impression. Sans tout ce beau monde, Moult aurait l’air des Intouchables. Je suis donc un graphiste patenté et bricoleur.

Il reste l’angle économique. Mais oui ! Moult contribue à l’économie du milieu littéraire et, contrairement à d’autres éditeurs, ne fait pas imprimer ses livres dans des pays dépourvus de droit du travail avec l’argent public. Moult serait donc un éditeur éthique et, comme je suis la personne qui détermine les fournisseurs, je suis éthique aussi (logique implacable). Je ne suis pas obligé de déclarer publiquement que nous fonctionnons sans aucune subvention et que, conséquemment, les auteur·rices, peu (ou pas) rémunéré·es, participent à l’élaboration de leur propre livre. Or, puisque nous ne réalisons que de petits tirages pour ne rien faire pilonner, peut-être que, finalement, nous ne contribuons que marginalement à la machine du livre qui permet à certain·es de passer leurs hivers à Key West.

En somme, je ne suis ni un écrivain, ni un éditeur professionnel, ni même un graphiste, et Moult est une boîte de pauvres autogérée. Je vais devoir dire à LQ que je ne peux pas vraiment participer à leur numéro d’automne finalement.

Information sur l'auteur :

Jasmin Miville-Allard

Jasmin Miville-Allard forme le politburo de Moult éditions depuis la fondation de la boîte. Avant cela, il errait dans le cosmos à la recherche de sens.

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