Le temps de s’amitier
Éric Chacour
Ce qui rend l’amitié insaisissable, c’est qu’elle ne se revendique pas.
Tenez, je pourrais dire que je vous aime (à la déraison, mettons) et cela ne saurait souffrir aucune objection de votre part. Je vous aime: c’est un fait, je suis éperdument amoureux de vous. Cette annonce peut vous surprendre, vous amuser, vous exaspérer, susciter en vous de la colère – ou bien, dans le meilleur des cas, un certain enthousiasme (que de cachotteries! m’aimiez-vous donc en secret?), mais une chose est sûre: vous ne pouvez pas contester mon amour. Il est là, irrécusable, chevillé au corps, je vous l’affirme et rien ne peut me donner tort – si ce n’est, peut-être, un effeuillage de marguerite.
En ce qui concerne l’amitié, c’est une autre paire de manches… Pour commencer, aucun verbe! Je vous amitie? Je n’ai pas fini de l’écrire que me voilà sanctionné de rouge par le correcteur automatique (parce que oui – torpillons une légende tenace: je n’écris pas sur papyrus avec une plume d’ibis). Alors quoi? « Je suis votre ami »? Encore faudrait-il que vous me l’accordiez.
Car c’est bien là que réside la beauté de ce sentiment; je ne peux être votre ami que si la réciproque est avérée.
Le hasard ne nous avait offert aucune occasion de nous croiser, Michel Jean et moi, dans l’année qui a suivi la sortie de mon premier roman. Elle fut certainement ponctuée d’événements littéraires auxquels nous étions tous deux conviés, mais la rencontre ne s’était tout simplement pas produite. Et puis, coup sur coup, nous nous sommes croisés à Saint-Malo, à New York, à Paris, à Madrid en l’espace de quelques semaines… Orateurs aux mêmes tables rondes, membres des mêmes délégations… comme s’il fallait être loin de chez nous pour se découvrir enfin. Un chez-nous dont la famille de Michel est des plus anciens habitants, et la mienne, des plus récents. Un chez-nous qui nous rassemble. Un chez-nous qui nous ressemble, aussi.
La suite est faite d’instantanés. Nous avons été reçus par la Maison française de l’Université de New York qui m’a fait la surprise d’un repas égyptien. Le soir même, je me souviens d’avoir écrit fièrement à ma famille que, par ma faute, Michel Jean avait mangé un hawawshi (je crois bien que cette information a provoqué chez elle plus d’enthousiasme que l’annonce de ma sélection au prix Renaudot). Nous nous sommes également découvert un don pour les hôtels. Aux États-Unis, je me suis retrouvé à l’autre bout de la ville parce que les nôtres avaient le même nom… mais des adresses bien distinctes! En Espagne, nous nous sommes acharnés sur les serrures de nos chambres voisines, avant de nous rendre compte que nous n’étions pas au bon étage…
Et puis, un soir, nous avons marché dans les rues d’une ville étrangère. Je lui ai parlé de la place que je voulais accorder à l’écriture dans ma vie. Son écoute était sincère, ses conseils précieux. Peut-être m’ont-ils donné le supplément de courage qu’il me fallait à ce moment-là pour prendre la décision qui s’imposait. Celle à laquelle je dois, en partie, de pouvoir rédiger cet article.
Je connais trop peu Michel pour pouvoir prétendre à son amitié. Mais juste assez pour trouver enviable cette perspective.
Parce qu’il rassemble la plupart des qualités que je recherche chez un ami. La bienveillance, la franchise, l’humour aussi… Et la capacité à me faire voir les choses différemment. Celles dont je n’avais pas connaissance, celles desquelles mon regard se détournait, par habitude ou par lâcheté.
Il a employé un jour cette métaphore pour parler de son travail : « J’allume la lumière dans une pièce pour qu’on puisse voir les cafards qui s’y trouvent. Ils étaient là avant que je l’éclaire, mais maintenant, on ne peut plus nier leur présence. »
Il nous apprend de nous-mêmes des choses que nous ne soupçonnions pas. N’est-ce pas le plus beau cadeau qu’un ami puisse nous faire? De retour du Festival du Livre de Paris qui avait mis le Québec à l’honneur, il a déposé quelques mots à mon adresse sur ses réseaux sociaux : « il y a des gens qu’on rencontre pour la première fois et qu’on aime tout de suite», et cela m’a réchauffé le cœur. Il dit de lui qu’il crie d’une voix douce. Moi, je sais qu’il écrit d’une voix puissante. Une voix que l’on amitie, chaque fois qu’on l’entend.
Né à Montréal de parents égyptiens, Éric Chacour a partagé sa vie entre la France et le Québec. Diplômé en économie appliquée et en relations internationales, il travaille aujourd’hui dans le secteur financier. Ce que je sais de toi (Alto, 2023; Philippe Rey, 2024), son premier roman, a remporté de nombreux prix au Québec et à l’étranger.
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