L’ami prodigieux
Sarah Berthiaume
2001: nous fréquentons tous les deux le cégep de Saint-Laurent. Tu étudies en littérature; moi, en art dramatique. Tu portes tes longs cheveux noués en lulus, des chemises fleuries dégotées chez Renaissance et des foulards de toutes les couleurs. Tu virevoltes dans les couloirs, fais résonner ton rire en cascades, ponctues tes phrases de grands battements, d’arabesques et de références à des auteurs que je n’ai jamais lus. Je ne connais pas encore ton nom: quand je t’évoque, je t’appelle « Petite fleur », et tout le monde sait de qui je parle.
2003: nous sommes admis dans la même cohorte de l’option théâtre du collège Lionel-Groulx. Deux petits brunets aux ongles rongés, geeks de théâtre et avides d’être aimés. Le coup de foudre est immédiat et réciproque: tu deviens mon jumeau. Mon allié. Mon coloc spirituel (c’est ainsi que nous nous nommons pour pallier le fait de ne pas habiter ensemble). L’école de théâtre est dure avec nous – on te veut plus viril, on me veut plus assumée –, mais au moins, nous nous avons l’un l’autre pour pleurer sur nos notes de cancres qui font frémir nos âmes de bons élèves. Tu écris déjà, fiévreusement, abondamment, magistralement. Moi aussi, mais un tout petit peu. Très, très secrètement.
2005: tu remportes le concours dramatique de L’Égrégore avec La condition triviale, un triangle amoureux tragique à la langue ampoulée. La pièce est une étrange alchimie de banal et de sublime, un alliage dont toi seul détiens, encore à ce jour, le secret. Tu l’inscris au festival Fringe, distribues les rôles parmi les étudiants de la classe, m’invites à fonder une compagnie pour produire le spectacle. Pendant des mois, dans les douches du vestiaire des gars (les locaux de répétition sont un luxe rare), nous nous entredéchirons en français normatif sur Against All Odds, de Phil Collins. Tu joues Ludovic, un jeune homme frêle et amoureux de son beau-frère; je joue Camille, son inquiétante meilleure amie, tout juste revenue d’Amazonie avec le torse mutilé d’un amant dans son sac. Pour la première fois de mon parcours théâtral, je me sens comme la première choisie dans l’équipe de basket. Dans ton regard, je suis Antigone, je suis Électre, je suis l’héroïne bizarre et incomprise, la fille intéressante parce que différente. Je suis la fille avec qui on veut créer.
You’re the only one
Who really knew me at all,
chante Phil Collins. Je trouve qu’il a raison.
2006: sur les babillards de l’école apparaissent les affiches pour la nouvelle édition du concours de L’Égrégore, que tu as remporté l’an dernier. En passant devant l’une d’elles, la bouche pleine de banane trop mûre (ta collation signature), tu me lances, presque nonchalamment: « Écris quelque chose. C’est facile. Tu vas gagner. »
À ce moment-là, je n’ai pas encore d’aspirations en tant qu’autrice: à peine une dizaine de pages cachées dans un tiroir comme un petit paquet de pensées honteuses. Mais la création est si naturelle pour toi, si évidente, que tu la projettes sur moi; parce qu’on est jumeaux (ou presque), tu décides qu’elle le sera aussi pour moi.
«Écris quelque chose. C’est facile. Tu vas gagner.»
The rest is history
pourrait chanter Phil Collins dans une ballade inédite.
Je te prends au mot. J’écris un texte. Je gagne L’Égrégore. Et l’écriture dramatique devient mon métier.
Aurais-je écrit cette première pièce si tu ne m’avais pas dit, comme une évidence, que c’était facile? Et si je n’avais pas remporté le concours, serais-je devenue l’autrice que je suis?
Peut-être pas.
Dans tout l’amour que je te voue, mon ami, mon allié, mon coloc spirituel, il y a aussi cette gratitude-là.
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