Elle hante
La nuit s’est installée. Depuis la chambre de Gabrielle Roy, j’entends un chœur de rainettes. J’ouvre la fenêtre pour laisser entrer la berceuse : avec elle, une brise fraîche inonde la pièce. Dans le coffre antique, je trouve une couverture rose. L’écrivaine avait essayé de convaincre sa sœur Clémence d’en acquérir une de cette couleur pour remplacer la grisaille de sa chambre au Manitoba. Je la jette sur le lit.
J’écris dans le chalet où Gabrielle Roy a composé la majeure partie de son œuvre. Elle a séjourné vingt-cinq étés à Petite-Rivière-Saint-François, jusqu’aux derniers jours avant sa mort. Tant de choses ont été dites sur son œuvre et sa vie, indubitablement liées et formant une fresque dans laquelle l’écriture de soi clôture le tout dans une extraordinaire autobiographie, La détresse et l’enchantement. Or, cette plongée dans les affaires de l’écrivaine, ses livres et ses meubles me procure une impression de proximité extrême avec elle. J’utilise son vieux grille-pain, sa machine à laver, son balai éméché, mais surtout, je m’arrête longtemps devant les rayons de lumière qui ondoient sur les murs rougeâtres. Je lis ses mots, un colibri vrombit dans son lilas à ma droite ; jamais je n’avais vécu incursion plus intime chez une écrivaine. Sa présence est palpable. J’accepte d’être hantée.
Le génie de Gabrielle Roy a été d’écrire des livres d’aventures dont les intrigues, finement déployées, sont d’ordre existentiel. Son intelligence émotionnelle inouïe a servi les quêtes de ses personnages – histoires elles-mêmes inspirées de son parcours. Mais son œuvre ne s’est pas pliée à sa vie, c’est l’inverse. Certes, la façon dont l’écrivaine s’est tenue à l’écart du monde révèle un privilège, celui d’avoir pu choisir quoi sacrifier à la pérennité de son travail. Selon ses lettres et ses livres, c’est pourtant dans ce retrait, au plus près du cœur, qu’elle entre encore aujourd’hui en contact avec le cœur des autres.
À vivre chez Gabrielle Roy, je saisis la densité de la lenteur qui rend l’écriture disponible. Les corneilles et les hirondelles de Cet été qui chantaitme visitent. Je fouille dans les livres de botanique de l’écrivaine : de vieilles feuilles de cerisier et de thuya y sèchent pour l’éternité. Était-ce une tentative de refaire l’herbier de ses années dans la forêt d’Epping ? J’écris accompagnée d’elle, mes phrases s’étirent, elles désirent longer le fleuve ; comme Gabrielle Roy, je cherche à saisir la vie à travers des formes, des poèmes et des réflexions. Comme elle, je ressens l’urgence du vagabondage, de la discrétion. Elle me murmure, tête baissée, séduisante et sévère : sacrifie tout à l’écriture.Aussi, tout au long de ses années partagées entre la ville et la campagne, où elle s’adonnait à une forme d’ascèse au bénéfice de l’écriture, elle a élaboré une œuvre de laquelle se dégage, paradoxalement, une hospitalité à l’autre. En publiant Bonheur d’occasion,son premier livre dont le succès tient presque de la légende, Roy avait obtenu ce luxe de la réserve. Elle a volontairement livré son autobiographie de façon posthume, de sorte qu’elle n’a pas eu à souffrir de l’anxiété pouvant accompagner une telle exposition de soi – son biographe, François Ricard, explique combien l’autrice vivait difficilement avec sa notoriété. Gabrielle Roy se mettait «à l’abri du monde» pour se donner des conditions d’écriture : échapper à ses responsabilités de fille, de sœur, d’épouse, de maîtresse de maison. Puis, peut-être, pour continuer à écrire librement après s’être livrée dans tous ses textes, sans que cela soit clair, mais ce l’était pour elle.

Souvent, je pense que l’écriture de soi est d’une dangerosité sans pareille. Sa diffusion a des impacts sur la vie des écrivain·es. À mi-chemin entre la jouissance de la parole souveraine et la (re)prise de contrôle sur la narration d’événements, particulièrement dans le cas des écritures militantes contre le sexisme, le racisme, le colonialisme ou le capitalisme, qui touchent en premier lieu au corps, exposer sa perspective et sa sensibilité depuis une posture vulnérable engendre des conséquences bien réelles. Cette diversité des voix intimes forme une littérature vivante, pour autant qu’on élargisse l’accès à la publication aux écritures cantonnées à la marge et qu’on assure leur sécurité. Car l’écriture de soi mène aussi à la dépossession de son récit et à la réexposition à ses traumatismes.
Pour m’en sortir, je me réserve une place hors du livre en chérissant le secret et le travail de la forme. Je n’hésite pas à accumuler des contradictions, à user de la fiction et à déformer les faits à même le geste biographique, puis à créer des personnages et des voix. C’est dans la multiplication des «Je» que je me reconnais. De son côté, même lorsqu’elle raconte sa vie à la première personne et s’attelle sincèrement à recomposer son vécu, Gabrielle Roy sublime le réel. Cette exaltation nous touche. Aussi, tout texte littéraire, quelle que soit son étiquette, est une pure invention constituant une vérité nouvelle, un soi inédit, façonné. Par le poème et le fragment essayistique, je me raconte. Gabrielle Roy, par le roman, la nouvelle et l’autobiographie, se raconte. Et le livre devient un lieu de resignification de la vie. L’esthétisation des événements est préférable à leur documentation ; c’est le travail de la forme qui fonde la littérature.
J’aperçois le fantôme de Gabrielle Roy, furtif, dans le reflet des fenêtres, assis sur le perron, le divan et, même, couché sur le lit. Les coccinelles font ployer ma raison quand, le soir, elles se dirigent vers moi en rampant sous la porte. Ce chalet n’est pas un lieu de repos, mais d’agitation mentale : je passe des frayeurs à la concentration intensive. Car si l’horizon a déjà été ouvert sur le grand fleuve, les arbres ont grandi et le referment, m’isolant du monde, me plaçant tout entière dédiée à l’œuvre et aux indices de la vie de l’écrivaine. Me voilà enveloppée dans les couches discursives de son univers : c’est une baignade claire et unique. Puis je sors, je marche sur le chemin de fer, côté sauvage, côté secret, je parle d’elle ou de moi avec un même langage, et me laisse déformer.
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