Écrire, et rien d’autre

Mégane Desrosiers et Nicholas Giguère
Quel·les travailleur·ses de la culture n’ont pas ouvert leur ordinateur, quelque part durant l’été, après des vacances prises dans l’espoir d’un repos, d’une douce lecture ou d’un brin de sommeil, pour retrouver leur boîte de courriel pleine à craquer ? Car être travailleur·ses de la culture, c’est faire partie, par amour, par soif, par passion, d’un incessant engrenage dont les roues usées mettent en marche une étincelante machine. Pensez à cette installation du Guggenheim Museum de New York, Can’t Help Myself, des artistes chinois Peng Yu et Sun Yuan, qui montre un bras robotique épuisé d’épancher sans cesse et sans succès une mare de sang éternelle. Dommage, n’est-ce pas, de comparer la structure qui soutient et met de l’avant la poésie, le mouvement, la parole, le trait, la pensée, le chant, la musique, à l’image paradoxalement aussi peu sensible de la machine ? Être travailleur·ses dans le milieu culturel, c’est aussi, pour beaucoup, mettre en plan sa propre pratique artistique pour en élever, en supporter d’autres, et se joindre, un instant, à quelque chose de plus grand que soi. Les tâches administratives – ou, du moins, éminemment pragmatiques – d’une telle carrière évacuent la plupart du temps la part créatrice du travail culturel ; cette part qui motive, enflamme et prend au corps ; cette part pour laquelle nous faisons ce que nous faisons. Rédiger des communiqués, programmer des courriels d’absence, établir des horaires, déchirer des coins d’agendas, activer des alarmes, planifier des rencontres, répondre au téléphone, oublier d’attacher des pièces jointes, postuler à des bourses, transférer des fonds de son compte d’épargne à son compte chèques… De petites tâches qui minent l’invention et sapent le souffle. Comment donc réinsuffler la culture au travail en culture ? Comment retrouver l’art dans le travail artistique, le littéraire dans le travail en littérature ? Et puisque vous lisez ceci dans Lettres québécoises, quel rôle peut prendre la revue dans tout cela ?
Un texte publié en revue, peu importe sa forme, exige un travail d’édition différent de celui d’un livre. Autrement rigoureux, ce travail vise essentiellement à assurer une cohérence générale ainsi qu’une implacabilité linguistique de l’ensemble du numéro. On y sent, à la lecture, une certaine immédiateté brute, une impression de premier jet. Cela est d’autant plus perceptible dans un texte de création. Le rythme effréné du monde à la course du périodique, qui demande de parcourir à grandes enjambées les calendriers de production, a bien cela de merveilleux : il permet de découvrir des textes qui, dans un autre contexte, n’auraient peut-être jamais vu le jour. Pour un·e auteur·rice, écrire un texte destiné à être publié en revue s’accompagne-t-il d’un sentiment de liberté ? À LQ, nous considérons la revue comme un incubateur créatif, une rampe de lancement. Parce qu’elle ne représente généralement pas un grand investissement de temps et parce qu’elle est ni plus ni moins une carte blanche, une telle commande autorise l’exploration de thèmes ou de formes depuis longtemps mis en plan. Il n’est d’ailleurs pas rare qu’un poème de trois strophes ou qu’une nouvelle de deux pages publiés en revue mènent à des projets de plus longue haleine. La publication de textes de création en revue permet alors à des écrivain·es de «casser» des textes, c’est-à-dire de faire (re)connaître des projets auxquels ils et elles travaillent et de recevoir des commentaires de la part de leurs pairs.
Nous voyons notre cahier «Création» comme une permission, un temps d’arrêt, une évasion ; comme l’occasion, pour les auteur·rices, et pour nous, de retrouver l’étincelle créatrice à l’origine – on l’oublie parfois – de toutes les initiatives culturelles. La posture de lecteur·rice de revues est également différente de celle que l’on adopte lorsqu’on ouvre un roman ou un recueil de nouvelles ou de poésie. Nous feuilletons un périodique en nous arrêtant d’abord aux textes qui nous interpellent le plus, avec une curiosité et une hâte à chaque page renouvelées. Pour certain·es, l’accessibilité et le caractère fortuit de la revue sont même l’occasion de s’initier à des genres et à des pratiques méconnus. Plus qu’une œuvre collective, un numéro de revue est une dentelle dont les motifs inattendus sont tissés de mille fuseaux qui s’entrecroisent. Il s’agit de l’espace idéal pour donner vie à des textes, les exposer à une lecture bienveillante et intéressée, et même pour lancer des carrières littéraires.
Nous entrevoyons de remodeler tranquillement le cahier «Création» de LQ pour déclencher, une fois de plus, des rencontres et des échanges autour de l’écriture et du processus créatif qui l’engendre. Et pourquoi pas, tant qu’à y être, provoquer des éruptions poétiques à même les dossiers principaux, au détour de quelques textes d’analyse ? Notre numéro d’automne inaugure deux nouveaux terrains d’écriture et d’explorations formelles dans le but de diversifier les voix, les genres et les préoccupations que nous donnons à lire. D’une part, il y aura dorénavant une rubrique «Théâtre», question de mettre de l’avant de courts textes dramatiques ; d’autre part, une rubrique «Correspondance» vise à perpétuer ce genre fertile et ancien du partage et de l’amitié en mettant en relation des auteur·rices qui ont – ou non, sait-on jamais – quelque chose en commun dans leur pratique d’écriture.
Puisque nous sommes aussi, avant toute chose, et avant de revêtir nos chapeaux de corédacteur·rices en chef, des écrivain·es gourmand·es de notre littérature québécoise, nous attarder à la place que prennent la création et l’écri-ture dans notre revue est primordial. Tout texte, de la critique au témoignage, du poème à l’entretien, est d’abord mû par un désir d’inscrire, de façonner, de transmettre une forme par la langue. C’est en ouvrant pour la première fois le document Word d’un·e collaborateur·rice ou d’un·e auteur·rice invité·e et en y découvrant le texte qu’il ou elle a généreusement concocté pour LQ que le poids des tâches quotidiennes s’allège soudainement et que nous retrouvons la passion derrière le travail.
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