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De barrages

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Auteur : Sonya Malaborza

L’espace franco-canadien | Sonya Malaborza

À trente minutes au nord de chez moi, un chemin de terre creuse une longue cicatrice à la surface des plaines de Hell’s Gate. Ce domaine forme l’entrée d’une vaste tourbière exploitée qui s’étend jusqu’aux abords de la baie des Vents. La nuit, il m’arrive d’en rêver.

À l’orée de ce passage qui mène à la campe à Joe Daigle, un immense barrage se dresse en sentinelle. Chef-d’œuvre de nombreuses générations successives de castors, la structure est si ancienne que des arbres s’y sont enracinés. Il y a quelques années, ses vaillants ingénieurs ont cessé d’y travailler. Elle est visible sur Google Maps.

Je ne me souviens pas de la première fois où j’ai vu la tête d’un castor émerger du cours d’eau derrière chez moi. Je sais seulement que j’étais foudroyée.

La bête se pointait vers 17 h, juste avant la brunante. J’ai appris à dépister sa présence en guettant le mouvement de l’eau: une série d’ondes en forme de V inversé permettait de suivre sa trajectoire. Sa routine variait peu: elle longeait le bord du ruisseau, côté champ, s’attardait un long moment à la hauteur d’un billot qu’elle rongeait progressivement. Une fois repue, elle se faufilait dans la talle d’aulnes, sur la berge opposée, pour atteindre le ponceau. Celui-ci avait servi de point de départ au barrage qu’elle entretenait désormais avec soin.

Peu de temps après que le castor se fut établi derrière chez nous, une série de grandes pluies s’est abattue sur notre région. Le cours d’eau, qui déjà avait pris de l’ampleur, n’a cessé d’avaler du terrain. Des chutes d’eau se sont formées des deux côtés du barrage, mais les points de fuite ne suffisaient pas pour évacuer le trop-plein. Assez vite, le bassin s’est trans-
formé en étang. J’étais ravie.

On dit que le castor est de ceux qui transforment le plus radicalement leur habitat. Les anecdotes abondent au même rythme que les griefs. On oublie que cette bête a comme rare intelligence de protéger les terres humides.

Voici une anecdote parmi d’autres: en 1948, en réponse à une surpopulation de castors dans les zones urbaines adjacentes aux lacs McCall et Payette, dans l’état d’Idaho, aux États-Unis, un groupe de recherche a déplacé 76 castors en les parachutant dans les prairies du bassin Chamberlain. Le point de chute, situé au creux du chaînon Sawtooth, a été choisi pour son grand isolement. Au fil des années, les castors qui s’y sont établis ont formé un réseau d’étangs. Quand les flammes ont ravagé la région en 2018, les terres humides de Baugh Creek, créées par les castors, ont accueilli des créatures qui fuyaient l’incendie.

Longtemps, je me suis postée à la fenêtre de mon bureau à la tombée du jour pour jouer le rôle d’observatrice. Chaque fois que je voyais s’approcher l’ondoiement espéré, je retenais mon souffle et mesurais ma chance. Qu’une bête comme celle-là puisse capter mon attention à ce point vous étonne peut-être. Je ne sais pas l’expliquer.

Cette année, mon anniversaire coïncidait avec un événement astral exceptionnel. Comme ma cour arrière s’inscrivait dans la zone d’éclipse totale, j’en ai profité pour rassembler des ami·es devant l’étang. Alors que la nuit temporaire cédait lentement au jour, une présence surprenante s’est fait sentir à l’orée du bois, près du barrage: celle d’un lynx roux qui s’avançait prudemment. Vous me direz que c’est un hasard, mais à partir de ce moment, je n’ai plus vu de castor dans l’étang.

Pendant des semaines, je suis restée à l’affût des traces discrètes. Les branches d’arbres toujours ornées de feuilles qui se rajoutaient au barrage pendant la nuit ont servi à me rassurer.

Un matin où je prenais mon café dans la cuisine, au lendemain d’une pluie torrentielle, j’ai vu qu’une brèche s’était formée dans le barrage, à la hauteur du ponceau bouché. En moins de vingt-quatre heures, le niveau d’eau a baissé à vue d’œil; une berge visqueuse formait un cerne autour du bassin et dégageait une odeur limoneuse. Le jour suivant, à mon grand étonnement, le trou avait été colmaté.

Quelque temps plus tard, je montais les marches du perron à la tombée du jour, et le bruit de mes bottes a alerté le castor. Dans mon empressement, je n’avais pas repéré sa présence. Claquement de queue, puis deux plongées distinctes: non seulement la bête était là, mais elle n’était pas seule. C’est ridicule, je sais, mais j’ai pleuré de joie.

Dans la cour qui s’étend derrière la maison, il y a un avant et un après. Avant l’arrivée des castors, une rangée d’aulnes bordait un ruisseau ondulant qui traversait le carré complet du terrain, du nord vers le
sud. D’un côté du cours d’eau, une pente gazonneuse menait à la maison. De l’autre, un champ en jachère reprenait peu à peu des airs de grand bois. (Et c’est toujours le cas.)

Depuis que la bête a choisi notre terrain comme zone d’activité, le ruisseau s’est transformé en un vaste étang et les aulnes ont les pieds dans l’eau. De nouvelles espèces d’oiseaux se sont mises à fréquenter le bassin: un héron, un bécasseau, un martin-pêcheur. Quelques couples de colverts y nichent, de même que des canards noirs. À la tombée de la nuit, à la saison chaude, un concert de coassements en émane. Un rat musqué s’est creusé un terrier dans la berge, tout près du potager, et sort parfois faire sa tournée en milieu d’après-midi.

En moi aussi, je sens qu’il s’est opéré un changement. Une certaine lenteur s’est installée. Une volonté de regarder de plus près, de penser notre rapport au territoire en tant qu’êtres humains. Une obsession, surtout, pour tout ce qui touche aux castors.

Information sur l'auteur :

Sonya Malaborza

Originaire du Nouveau-Brunswick, Sonya Malaborza a fait un grand détour par Toronto, puis Moncton, avant de s’installer à quelques kilomètres du village où elle a grandi. Traductrice littéraire, autrice et éditrice, elle prend plaisir à accompagner ses collègues dans l’exercice de leur profession. Depuis peu, elle est directrice de l’édition chez Prise de parole.

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