Crescendo
Autoportrait | Simon Boulerice
Il y a une chorale de Simon dans celui qui publie furieusement des livres et qui sourit à l’excès sur les plateaux de tournage, prêt à n’importe quelle pitrerie pour se sentir aimé.
Y demeure le bambin qui ne maîtrise pas le langage, cet enfant préscolaire qui ne saisit pas ses tenants et ses aboutissants, qui ne comprend pas le principe de rentrer la langue pour parler – chiot ébloui par le spectacle des découvertes.
Celui un peu plus vieux qui se terre sous la table après le souper, chez grand-maman Janine, pour écouter le théâtre audio familial au centre d’un spectacle de jambes. Le délice de voir sans être vu.
Persiste aussi le Simon de onze ans, membre de la chorale du village, qui chante en harmonie des cantiques religieux à l’église, mais qui brille surtout dans la cage d’escalier du 273, Poupart, en hissant dans ses cordes vocales le répertoire de Whitney Houston, convaincu de parachever des acrobaties vocales intéressantes. Gamin pudique qui ouvre néanmoins les fenêtres, au cas où un impresario passerait par là et voudrait lui faire signer un lucratif contrat de disque. « Bonjour, René Angélil, entrez et déchaussez-vous, je suis votre nouvelle Cendrillon: cette voix était bel et bien la mienne. »
Le Simon des exposés oraux, celui dont le cœur débat, qui pressent la catastrophe, mais qui a de l’élan pour l’éternité, des intonations pas piquées des vers, des tournures de phrases qui font sourire les enseignantes pas encore blasées.
Le Simon danseur et grouillant, agile mais agité, peu habile mais habité, qui se fracture annuellement la deuxième orteil à force de grands battements sensationnels au sous-sol, et qui croit qu’«orteil» est féminin. 100% Pure Love, de Crystal Waters, le fait vibrer jusqu’à la fin des temps. Le Simon des vidéoclips de MusiquePlus, déçu de savoir intimement qu’il y a un écart entre ce qu’il a l’impression de projeter et ce qu’il projette réellement.
Le Simon du verglas en 1998, repu du film Les quatre filles du docteur March («Mais Jo, écrivez sur vous…»), qui remplit des cahiers à la chandelle, qui tire sur des fils intimes, une laine ombilicale qu’il déroule au fuseau de son ventre, un fil qui se déploie avec apitoiements, maladresses et petites trouvailles étincelantes. Ce Simon-là aussi perdure.
Enfin, le premier qui plonge ses pieds dans des souliers qui ne sont pas les siens, une Javotte qui se coupe le talon ou les orteils pour se tenir debout dans les chaussures d’autrui. Le Simon le moins vocal du lot, qui lit éternellement des classiques pendant ses pauses, dans le sous-sol de la Caisse populaire Desjardins de Saint-Rémi.
1999. Je passe une entrevue pour le poste de dépouilleur des dépôts provenant des guichets automatiques – je pourrais aussi dire une audition: ce n’est pas tout à fait moi qui me présente au 810, rue Notre-Dame. C’est une version endimanchée qui joue un rôle dans une chemise trop grande. « Embauchez-moi, je suis autonome, j’aime les chiffres, je m’intéresse aux finances et à la collectivité. »
Il faut lire entre les lignes: « Embauchez-moi, je n’ai pas d’initiative, je ne prête aucune poésie à un document Excel où s’alignent froidement des chiffres, je suis métallophobe – la monnaie me lève le cœur –, mais j’aime le salaire et l’air climatisé, puis l’idée de travailler avec des madames me sécurise. J’ai besoin de bousculer ma solitude. »
J’obtiens le poste trois mois avant mon entrée au cégep en arts et lettres. Je passe l’été dans un bureau en compagnie d’Hélène, une dame aussi exigeante qu’élégante qui a un français étincelant et considère que Céline Dion a une voix beaucoup trop nasillarde. C’est elle qui me supervise, alors que je m’assure que les dépôts aux guichets concordent avec le montant pitonné par le membre de la caisse. Je trouve de tout. De vieux billets de cent dollars presque désintégrés, de la monnaie – ce qui est strictement interdit, sous peine de briser les machines fraîchement inaugurées – et même des lettres d’excuse: « Pardon. J’ai besoin d’argent. Je vais vous rembourser, promis. »
Pendant les pauses, je découvre les romans de Gabrielle Roy, les pièces de Michel Tremblay et la poésie de Saint-Denys Garneau, mais souvent, je perds le fil des mots, car je prête l’oreille aux drames de mes collègues. Je les écoute parler de ce qui les préoccupe. De leurs rénovations qui tournent à vide, de leurs diètes stériles, de leurs migraines familiales. Je les vampirise. En marge de mes lectures, j’écris des idées, des anecdotes, des témoignages d’humanité.
Le psoriasis de Marielle évoque à son mari une plaque de Gyproc.
Josée ne pourra atteindre son poids santé que de manière posthume.
Le plus jeune de Sylvie a recommencé à mouiller son lit une nuit sur deux.
Ouvrir une oreille impartiale, disait Robert Lalonde. J’ouvre grand, je note tout. Je plante mes crocs d’ado dans les jugulaires de mes collègues en uniforme pastel, je siphonne leur poésie et la restitue dans mes cahiers achetés au Dollarama. Je magnifie les madames de la caisse. Ce Simon s’éloigne des premiers cercles concentriques de son nombril et entre enfin en orbite autour de la nature humaine. Simon conjugue son humanité à celle de Marielle, de Josée et de Sylvie, qui occuperont à jamais une place bénie dans ses écrits.
Quand j’écris apparaît certainement Carmen Sainte-Marie, la directrice de la chorale Crescendo. Elle bat la mesure et invite tous les Simon à unir leurs talents bancals et à pousser la note la plus harmonieuse possible, malgré la cacophonie de mes existences.
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