Ceci n’est pas une vengeance
C’est au pardon que s’oppose la vengeance
Pascal-Henri Keller (dir.),
et non pas à la justice
Faire justice soi-même. Études sur la vengeance
Je lis et relis. De manière compulsive. Chacun des articles portant sur un procès pour violence conjugale. Une écrivaine québécoise a porté plainte contre son ancien partenaire : voies de fait, agressions sexuelles, voies de fait ayant causé des lésions corporelles. Les journalistes brossent un portrait sensationnaliste des coups et blessures. La procureure, de son côté, s’attarde à la crédibilité de la plaignante, à son absence de contradictions ; elle fait confiance à la preuve (témoignages et photographies d’un corps blessé). La Couronne, surtout, ne croit pas la version de l’accusé. Un homme instruit, bien mis de sa personne, éloquent, fortuné, et qui s’assure. Toujours. Du consentement de ses partenaires. L’avocat de la défense, lui, démuni devant la mémoire photographique d’une écrivaine soucieuse des détails, ne peut pas s’en prendre à la fiabilité de ce témoin. Ne reste qu’à détruire sa réputation. Son caractère. Et tant qu’à y être, pourquoi ne pas utiliser ses livres ? N’y a-t-il pas là, au cœur des œuvres, une vérité profonde sur la nature malhonnête et misandre d’une femme qui écrit ? Sur sa dangerosité ? Dès lors, le réel de cette écrivaine, les faits de son histoire conjugale ne peuvent que devenir les fabulations d’une femme meurtrie par la violence du monde. Et la dénonciation à la police ? Et l’entrevue filmée ? Et le procès ? Une tentative de vengeance contre mon client, Madame la juge, ni plus ni moins !
Pourtant. Recourir au système judiciaire dans l’espoir de protéger sa propre vie et/ou celle d’autres femmes, ou encore avec l’objectif de se constituer témoin, c’est-à-dire de se porter à la défense de sa dignité par la voie d’une déclaration sous serment, ne constituera jamais un geste de représailles. La vengeance ne s’accomplit pas dans une salle de cour de justice bondée. Seule devant juge, huissier, greffière, avocat·es, journalistes et inconnu·es. Comment pourrait-elle advenir, alors qu’une classe de droit entière pourrait assister au récit de votre humiliation ? Sans que vous ayez le droit. Éthiquement, légalement. De recouvrir toute cette honte du voile de la fiction. Une revanche ne peut pas impliquer une victimisation secondaire, elle ne doit pas prolonger la détresse ni relancer l’idée de la mort. Elle ne dépend pas non plus d’un verdict sur lequel vous n’avez aucun contrôle. Non. La vengeance véritable se planifie avec soin, elle s’écrit longtemps à l’avance ; c’est un fantasme violent, proportionnel à l’atteinte subie et imaginé par nul autre que soi-même. Une autre forme de justice s’y loge. Plus intime, plus grave. Il s’agit de renverser les rapports de force entre dominé·e et dominant ; il s’agit de rendre les coups.
Une action vengeresse devient opérante au moment exact où la menace se retire de votre imaginaire. Lorsque la peur est expulsée de la moelle épinière. Lorsque la honte et sa brûlure disparaissent de votre cage thoracique. Le rééquilibrage des forces qu’espère la personne lésée ne peut toutefois pas abîmer sa propre humanité ni mettre en danger sa liberté. Sinon, une seconde victimisation, voire un effondrement éthique, aurait lieu. Il apparaît ainsi plus sécuritaire que le passage à l’acte s’effectue dans l’imaginaire.

La violence de la contre-attaque, lorsqu’elle s’élabore dans la fiction, par la voie de l’écriture par exemple, devient d’autant plus puissante qu’elle met en péril non pas un individu en particulier, mais l’ordre établi. Dans une société où chaque deux, trois jours, un homme tue une femme, il y a de quoi se réjouir des œuvres qui déjouent les codes de la domination masculine et brisent le silence. Allument des incendies.
En retirant son nom à l’agresseur, en lui enlevant ses caractéristiques physiques pour lui en inventer de nouvelles, en comblant les espaces vacants de la mémoire, ce type d’écriture de soi, dans lequel la dénonciation devient objet littéraire, désarme nos pères, nos oncles, nos grands frères, nos gardiennes, nos voisins aux mains baladeuses. De même que notre dernier partenaire intime. L’écriture du trauma arrive à neutraliser la terreur. Elle ouvre la voie à une fictionnalisation de la vengeance. La seule, en raison de sa dimension dénonciatrice et imaginée, qui puisse se revendiquer d’une éthique féministe. Après tout. Aucun corps réel n’y sera incendié.
Alors, cette écrivaine québécoise accusée de détester tous les hommes, celle dont les œuvres d’autofiction auront servi à détruire sa réputation, puis à faciliter l’acquittement d’un sociopathe, cette écrivaine dangereuse, n’ayant plus rien à perdre, devrait peut-être écrire. En détail. Chacun des rêves où la dépouille calcinée de son ex aura été enterrée dans un désert silencieux. Peut-être faudrait-il qu’elle décrive. Avec soin. La facilité avec laquelle un couteau peut transpercer la paroi d’un cœur masculin. Ou encore. Toutes les fois où elle se sera surprise. À imaginer le visage agonique d’un prédateur. À inventer la mort atroce d’un homme jadis aimé.
Peut-être le fera-t-elle.
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