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Le billet de la rédac chef | Hubert Aquin

Catégorie : Billet de la rédac chef
Auteur : Mélikah Abdelmoumen

Notre rédactrice en chef consacre quelques lignes à l’ensemble de l’oeuvre d’un auteur ou d’une autrice d’ici dont elle a fait la découverte, ou dont elle juge que le travail devrait être davantage connu.

Dans ce pays désagrégé qui ressemble à un bordel en flammes, écrire équivaut à réciter son bréviaire, assis sur une bombe à la nitroglycérine qui attend que la grande aiguille avance de cinq minutes pour étonner.

Hubert Aquin, « Profession : écrivain »

Scénariste, réalisateur, enseignant, producteur, essayiste, romancier, militant pour l’indépendance du Québec, lauréat du prix du Gouverneur général du Canada (1969 – il le refusa), du prix de la Province de Québec (1970), du prix David (1972), du prix de La Presse (1974) et du Grand prix littéraire de la Ville de Montréal (1975), Hubert Aquin, né en 1929 et mort en 1977 à Montréal, devrait désormais se passer de présentations. Et pourtant. Chaque fois que je participe à un jury pour choisir les 25 ou 10 ou 30 ou 5 ou 17 livres qui ont fait le Québec, je choisis au moins un de ses ouvrages. Chaque fois, aucun ne se rend jusqu’à la liste finale.

Comme ces billets ont pour objet de faire découvrir des écrivain·es québécois·es dont il me semble que l’œuvre n’est pas suffisamment (re)connue, celui-ci lui sera consacré. Ou plutôt, il s’attardera, de manière très personnelle, sur ce par quoi je suis moi-même, il y a tant d’années, « entrée dans Aquin » : les quatre romans publiés du vivant de l’auteur.

*

Le Québec et la Suisse ; un révolutionnaire québécois interné avant d’avoir pu révolutionner quoi que ce soit ; un roman d’espionnage pour passer le temps ; écrire faute de pouvoir agir ; écrire faute de tout faire sauter ; un narrateur-espion rattrapé par les échecs de son créateur ; une espionne blonde duplice (ou pas ?) ; un ennemi aux mille visages et identités qui n’est que le reflet éclaté du héros ; une révolution qui attend ; Cuba qui coule en flammes au milieu du Lac Léman ; un cryptogramme jamais expliqué ; une bombe dans le paysage littéraire québécois. 

C’est Prochain épisode – 1965, et son incipit a déjà été célèbre : « Cuba coule en flammes au milieu du lac Léman pendant que je descends au fond des choses. » 

*

En simplifiant (!!!), on peut dire que Prochain épisode comporte quatre niveaux.

1. Un révolutionnaire indépendantiste québécois, incarcéré pour ses actes, écrit pour tuer le temps. 

2. Le narrateur (qui est dans la même position que le véritable Hubert Aquin, incarcéré en hôpital psychiatrique pour port d’armes et complot révolutionnaire), pour tuer le temps, écrit un roman d’espionnage… En en élaborant l’intrigue « sous nos yeux », il en vient comme irrésistiblement à y projeter son propre drame révolutionnaire.

3. Le cheminement, pour le narrateur incarcéré comme pour le personnage du roman dans le roman (et on le devine, les deux tendent davantage à se confondre à mesure qu’on avance) d’une double révolution : celle d’une histoire d’amour et celle de la lutte armée, indissociables…

4. Par la force des choses et les jeux sur la structure et les personnages (tout le monde, dans Prochain épisode, a son double), une réflexion sur l’écriture et la lecture du roman, ses pièges et délices, etc.

DONC, il y a le narrateur qui est en quelque sorte le double du vrai Hubert Aquin ; il y a le narrateur et personnage principal du roman d’espionnage dans le roman qui est le double du narrateur qui est le double d’Hubert Aquin ; il y a H. de Heutz, le méchant, l’ennemi, qui se révèle être une sorte de double du narrateur-héros du roman d’espionnage, qui est le double du narrateur du récit, qui est le double de l’auteur Hubert Aquin…

Avez-vous la tête qui tourne délicieusement ? 

Pour donner un exemple de cette structure en forme de poupées russes, ou de cette mise en abyme exponentielle, voici un petit extrait. C’est une scène où le héros du roman d’espionnage qu’écrit le narrateur incarcéré se retrouve face à face avec l’ennemi à abattre, qu’il tient en jou… Le matin même, notre héros espion avait lui-même été capturé par l’ennemi, le fameux H. de Heutz, et avait réussi à lui échapper en lui jouant une scène mélodramatique où il s’était inventé une histoire personnelle pathétique de père de famille dépressif et suicidaire…

« À mesure que j’écoute son histoire, j’éprouve une sorte de vertige, H de Heutz semble à ce point bouleversé et véritablement ému que je ne suis pas porté à me méfier. Pourtant, c’est l’évidence, il est en train de se payer ma tête. Toute cette histoire à dormir debout ressemble singulièrement au boniment que je lui ai servi ce matin au château d’Échandens, jusqu’au moment où je lui ai fait le coup du désarmement unilatéral. H. de Heutz me raconte en ce moment exactement la même histoire alambiquée. C’est du plagiat. Pense-t-il que je vais gober ça ? […] il éclate en sanglots avec tellement de sincérité que j’en demeure troublé. […] J’ai le doigt sur la gâchette : je n’ai qu’à presser et j’exauce son vœu. Pourtant, j’hésite encore. L’histoire qu’il persiste à me raconter pose une énigme. Pourquoi a-t-il choisi de me réciter exactement la même invraisemblance que je lui ai servie sans conviction ce matin même, alors qu’il me tenait en joue dans le grand salon du château d’Échandens ? Son audace même me fascine et, ma foi, me le rend presque sympathique. Quand il a commencé son baratin, il savait déjà que je ne pouvais pas tomber dans une trappe aussi grossière. Il a sûrement prévu que je ne serais pas dupe de son stratagème incroyable. »

Hubert Aquin, « Prochain épisode »

Et pourtant, c’est exactement ce qui se passera…

Évitons le divulgâchage, mais disons seulement que Prochain épisode se ferme sur une autre mystification : le narrateur qui est incarcéré et le héros du roman d’espionnage dans le roman se confondent au moment où on apprend que le héros a été arrêté à Montréal, et qu’il est maintenant incarcéré, écrivant… Il finit en disant qu’il ne bouclera pas la boucle de son récit échoué sur une mission échouée, une histoire d’amour échouée et un pays échoué… 

Alors qu’au plan littéraire, le texte fait tout le contraire.

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Montréal, Grand-Bassam, Abidjan, Zurich ; un pharmacien et révolutionnaire indépendantiste québécois ; un roman confession déjanté écrit sous influence ; une laborantine canadienne-anglaise étranglée par son amant, en pleine copulation, devant les yeux ébahis d’une bande de macaques rhésus ; la sœur de la morte qui tombe amoureuse d’un pharmacien et révolutionnaire ivoirien ; un manuscrit laissé par le criminel, avec annotations délirantes d’un mystérieux éditeur ; les notes de l’éditeur commentées par un deuxième mystérieux commentateur, encore moins raisonnable que le premier ; la convergence de tout à Montréal dans le bureau d’un mort qui ne l’est pas ; l’annonce de la naissance prochaine d’un enfant, fruit du viol d’une Canadienne-Anglaise par un indépendantiste québécois, futur Sauveur du Québec. 

C’est Trou de mémoire.

« Me taire à tout prix, car je profuse comme une grenade incendiaire, j’éclate de partout, je vésuve de plus en plus, je m’inquiète. Le roman ; il n’y a que ça pour m’imposer silence et me distraire de ma perfection. J’écris, je raconte une histoire − la mienne −, je raconte n’importe quoi ; bref, j’enchaîne, je cumule, je gaspille les effets secondaires, qu’importe ! Pourvu que je ne parle pas, pourvu que je résiste… Parler me perdrait, car je finirais, chargé à bloc comme je le suis, par m’épancher en rafales et par raconter, n’y pouvant plus tenir, que j’ai tué. J’ai tué, oui ! Que je le copie cinquante et cent fois, de gauche à droite, verticalement et en diagonale, sur mon vélin supérieur, mais que je ne le dise pas, car on s’empresserait de chercher un complément direct à mon aveu ; et s’il fallait qu’on me questionne à ce sujet, j’aurais une de ces démangeaisons de faire des phrases, de raconter des paraboles et puis de les expliquer, je me ferais un plaisir de parler parler parler avec une loquacité de lance-flammes. »

Hubert Aquin, « Trou de mémoire »

Voici un roman noir politico-révolutionnaire à multiples narrateurs. 

Voici le faux récit autobiographique de l’assassin et révolutionnaire Pierre X. Magnant comme on met le pied dans un vortex, une machine savante qui expose ses propres mécanismes tout en se sabotant elle-même.

Voici un roman contenant un manuscrit à tiroirs, commenté d’abord par un premier éditeur, de plus en plus intrusif, dans des notes de bas de pages de plus en plus savoureuses, puis par un second lecteur-commentateur qui va jusqu’à annoter les notes de bas de page du premier, et enfin par nous révéler qu’il est en réalité l’auteur·e, oui, au féminin !, d’un manuscrit qui est véritablement fictif, qu’elle a inventé de toutes pièces ou presque… récupération elle-même récupérée par un nouveau protagoniste venu intervenir dans le roman que nous lisons, etc…

Même pour le lecteur de Prochain épisode, Trou de mémoire reste profondément déstabilisant. Et galvanisant.

*

San Diego, Montréal, Lyon, Turin, l’Europe du seizième siècle et les années 1960 ; une brillante femme médecin qui a abandonné la carrière pour un mari épileptique ; « la 9e crise » qui transforme le malade en assassin ; les différentes incarnations, vraies et fausses, d’un certain Jules-César Beausang ; Renata Belmisseri, épileptique, passeuse de documents illicites, victime intégrale ; l’ombre d’Orson Welles et de F for Fake ; l’héroïne en fuite et en déchéance ; un autre viol ; un étalage d’érudition invérifiable et cynique ; un propos éminemment féministe ; Renata Belmisseri trahie et pendue ; le suicide par bulle d’air injectée ; la jalousie et la bêtise des hommes, leur irrésistible besoin de dominer et d’avilir les femmes, atemporels, inexorables.

C’est L’Antiphonaire – 1969.

« J’ai commencé ce livre sans raison sur la plage de Santa Barbara, sous forme de récit. Puis, la vie s’est insérée de force dans mon pauvre récit ; et, du coup, celui-ci s’est transformé en une autobiographie. La pauvre folle que je suis s’y étale en pleine lumière, corsage nu, topless, seins à l’air et l’âme en déconfiture. Après tout, qui refuserait à l’auteur de ce livre (moi !) le droit de s’exhiber sans aucune espèce de pondération et sans souci d’euphémiser et d’embellir l’image du couple ? Personne (je réponds pour tous…) ! »

Hubert Aquin, « L’Antiphonaire »

Ici aussi, voici un récit autobiographique, celui de narratrice, aux mains d’un mari épileptique devenu violent… et qui s’enchâsse, bien sûr, évidemment, dans une réflexion et mise en scène des rapports entre le vrai et le faux, l’original et la copie, la paternité/maternité d’une œuvre l’usurpation, etc., et l’écriture au je.

Comme Prochain épisode et Trou de mémoire, L’antiphonaire pourrait être vu comme l’illustration parfaite de ce qu’Aquin a appelé le « baroque moderne », théorie qu’il a développée lors d’un cours donné à l’UQAM en 1969-1970, et qui donne nombre de clefs pour l’ensemble de son œuvre. Ces notes sur le baroque se trouvent à la fin de l’édition critique de Point de fuite. On pourrait en résumer le cœur en deux phrases de Jean Rousset citées par Aquin : « …une œuvre baroque est à la fois l’œuvre et la création de cette œuvre… » ; et « la collaboration demandée au spectateur qu’on invite à être en quelque sorte acteur, et qu’on introduit dans le mouvement d’une œuvre qui paraît se faire en même temps qu’il la connaît… »

*

Nicolas et Sylvie vont en voyage de noces. Au cours de ce voyage, elle meurt. Suicide ou meurtre ? On ne le saura jamais vraiment, puisque dans le scénario dans le roman, il y a aussi l’écriture du scénario, qui jette le doute sur le degré de vérité du scénario dans le roman. \ Quoi qu’il en soit, Nicolas, l’époux, se console(?) de la mort de sa femme dans les bras d’Eva, la meilleure amie de celle-ci. \ Pendant tout ce temps, il écrit à mesure (dit-il) le scénario de ce qui arrive. \ Eva réalise, en lisant le scénario supposément autobiographique (mais là encore, on n’en est pas sûr, car en cours de route Nicolas dit faire intervenir la fiction), et comprend ou croit comprendre que c’est Nicolas qui a tué Sylvie de manière horrible, parce qu’elle l’a trompé avec Michel L., son propre père… \ Tout pendant cela, le Michel L. en question a l’occasion de lire le scénario et même d’y participer (il en devient un personnage, et il va même « dicter » ses propres dialogues). En plus, il sera mêlé à sa production. \  En fin de compte, Éva quitte Nicolas pour Linda Noble, l’actrice qui était au début un personnage sans importance (une des actrices qui jouait avec Nicolas dans une version télé de Hamlet, dont on aura des extraits par le biais de la télé, donc ici écran dans l’écran, exactement sur le modèle du Hamlet de Shakespeare, où on a des extraits d’une pièce similaire à la pièce dans la pièce), donc, Linda Noble qui devait jouer le rôle de Sylvie dans le scénario que Nicolas est en train d’écrire, se retrouve avec Éva… \ Leur union est d’ailleurs racontée dans le scénario, mais à un moment où Nicolas est sorti de leur vie (il est parti tourner son film, sans elles)… \ Est-ce que Linda et Éva ont vraiment fini ensemble, et dans ce cas qui est le véritable auteur de ce livre ? Ou alors, est-ce que cette histoire d’amour est le fruit de l’imagination de Nicolas, et la fin du scénario qu’il est allée tourner sans elles ? Et d’ailleurs, dans ce cas, existent-elles vraiment ? \ Est-ce que Neige Noire est le scénario que Nicolas est en train de tourner, début autobiographique et fin fictive ? \ Est-ce que le roman est l’histoire de l’écriture d’un scénario, et que dans ce cas Nicolas est simplement un personnage de cette histoire ? \ Est-ce tout cela à la fois ?

C’est Neige noire, quatrième roman, et le dernier paru, d’Aquin.

« Demain relève de la mémoire. Il y a eu des demains, mais comment savoir s’ils se prolongent en hier ? Demain n’est qu’une ombre d’hier. Tout se délite. Rien n’échappe à cette implacable loi. Le temps lui-même, fluide, n’est qu’une éponge souillée par toutes les entreprises qu’il semble encourager et qu’il enterre, les unes après les autres, dans un même bain de tristesse. Le temps est une vierge enceinte. Et si c’est un fleuve, ce fleuve est un cimetière rapide qui emporte tout, même les berges qui l’étreignent, les arbres qui le bordent et les barques qu’il porte ! »

Hubert Aquin, « Neige noire »

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Avant sa mort en 1977, Aquin avait le projet de pousser encore plus loin sa démarche, avec un roman inachevé mais dont on a eu accès aux notes et au plan, Obombre. Un enchâssement de mises en abyme, encore plus complexe que les précédents, portant en quelque sorte sur le roman et l’échec du roman. Dans ses notes il le décrit ainsi : « écrire une première couche, puis une deuxième, puis une troisième… de telle sorte que le texte final apparaisse au lecteur comme un palimpseste. (Donc, ne pas procéder comme dans l’Antiphonaire ou Neige noire en intégrant synchroniquement les différentes couches dans un discours unique). » 

Et pour la première fois, s’inscrivant dans la fibre du roman sous son nom propre, Hubert Aquin devient en quelque sorte précurseur de l’autofiction, et, plus tragiquement, doublant dans la réalité le suicide annoncé, dans le plan d’Obombre, du romancier.

Mise en abyme de l’œuvre et d’un art poétique, qui déborde jusque dans le réel… Aquin disait également, dans ses notes sur le baroque moderne, à propos de de Joyce, Céline, Miller, Nabokov, Proust : 

« Cette propension (qu’ils partagent) aux raffinements stylistiques semble les confiner à la déliquescence stérilisante ou incommunicable ; pourtant c’est le contraire qui s’est produit et qui − selon moi − continue de se produire. Ils demeurent, dans notre sphère culturelle, les grands producteurs d’émotions et de mystifications – les grands écrivains, c’est-à-dire : ceux dont les livres ne sont jamais explicables selon un dessein simple ou d’après une structure sociale quelconque… Leurs œuvres ne sont pas les reflets de leur société ou de leur moi, mais d’abord et avant tout des entreprises complexes de destruction, puis de ré-agencement du réel… leurs œuvres ne sont pas des réductions simplificatrices du réel, mais des agencements nouveaux de ce même réel… Leurs œuvres ne sont pas des reflets, elles sont constitutives et génératrices d’une réalité nouvelle et libre. »

Il me semble que l’on peut aussi dire exactement cela de lui, Hubert Aquin.

Information sur l'auteur :

Mélikah Abdelmoumen

Mélikah Abdelmoumen, rédactrice en chef, est née en 1972. Elle est l’autrice de plusieurs romans, essais, récits, articles et nouvelles et a été éditrice au Groupe Ville-Marie Littérature de 2013 à 2021. Elle a vécu en France, à Lyon, de 2005 à 2017, expérience dont elle a tiré un ouvrage intitulé Douze ans en France (VLB éditeur, 2018). Son prochain livre, Baldwin, Styron et moi (Mémoire d’encrier, 2022), a d’abord été présenté sous forme de lecture-spectacle, en septembre 2021, au Théâtre de Quat’sous dans le cadre du Festival international de la littérature (FIL). Elle est rédactrice en chef de LQ depuis l’automne 2021.

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